8. Au-dessus du vide

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Mes yeux s'écarquillent sous la surprise et la douleur foudroyante qui me paralyse les membres. J'essaye de me débattre pour faire lâcher cette main sur ma peau glacée mais rien à faire. Ellias me maintient d'une poigne ferme. Et j'ai beau me tordre au-dessus du vide, je ne parviens pas à m'en défaire. Pire encore, chaque centimètre de mon épiderme hurle de souffrance en résonance à mes os meurtris par le choc.

— Lâche-moi !

Je lui crie dessus et il ne cille même pas. Son corps est tendu, encore à moitié piégé entre les écarts de la barrière et le fin rebord qui nous sépare d'une mort certaine. Ses yeux mordorés me fixent sans sourciller alors qu'il tente de reprendre sa respiration. Il tente de me hisser à sa hauteur et je me débat toujours plus, l'obligeant à s'agripper au métal de sa main libre pour éviter que je ne l'entraîne dans ma folie mortelle.

— Quand j'ai dit que tu devais avoir peur de rien, il s'interrompt pour reprendre son souffle, je ne pensais pas à ça.

Je ne l'écoute même pas. Mon regard terrifié passe du sien à l'infini sous mes pieds qui battent l'air à toute vitesse.

L'angoisse et la peur affolent mon cœur qui bat à tout rompre et je manque de tourner de l'œil. Le courage et la quiétude ont désertés mes veines et le froid claque mon corps malmené par le vent d'une violence inouïe.

Si je ne le fais pas maintenant, je n'en trouverai sans doute plus jamais le courage.

Je bat des pieds avec fureur et mes tibias butent contre le pilier du pont dans de grands bruits. Je glisse et Hell fronce brusquement les sourcils en me sentant peu à peu lui échapper. Sa bouche s'étire dans une grimace sous mes hurlements hystériques et il grogne d'effort en essayant de faire abstraction des soubresauts que j'inflige à son corps.

— Je te dis de me lâcher !
— Tu sais ce qui se passera si je le fais ? s'écrie-t-il d'un coup. Si tu crois avoir trouvé la mort la plus douce, tu te plantes complètement là.
— Et qu'est-ce que ça peut faire ?! Qu'est-ce que t'en as à foutre ?! On ne se connaît même pas..!

Ma voix se brise sous mes sanglots désespérés. Mes suppliques deviennent incompréhensibles, muées en sons aigus qui n'ont ni débuts ni fins. Hell soupire, tente de recommencer à me tirer de force sur la terre ferme et je l'entends jurer entre ses dents lorsque je recommence à lutter pour lui échapper.

— Allez Baby Doll, personne ne mérite de mourir le jour de son anniversaire.
— Je ne veux plus qu'on m'appelle comme ça ! explosé-je. Je ne veux plus...!

Je ne veux plus danser.
Ni au Heaven's, ni jamais.

Et par tous les hommes croisés ce soir, il a fallu que ce soit un de mes clients qui m'empêche de sauter.

J'essaye de tendre mon bras libre pour dégager sa main mais la gravité et le manque de force me permettent à peine de le griffer. Il ne réagit même pas, l'air grave.

— Tu veux quoi, hein ?! Une dernière danse peut-être ?!
— Mais qu'est-ce que tu racontes putain, s'énerve Ellias. Arrête tes conneries maintenant.

Il me tire d'un coup sec, les muscles bandés sous son pull moulant s'agitent avec force et je me sens happée vers le haut sans parvenir à l'en empêcher. Avec l'envie du désespoir, je jette en arrière et c'est à son tour d'être projeté dans mon sens. Mon avant-bras s'échappe enfin de ses doigts et les vertiges m'assaillent, imprimant ma vision d'une nuée de points blancs. Encore une fois, je me stoppe net.

Cette fois, nos mains s'unissent de force dans une dernière tentative pour me retenir.

— T'as vraiment envie d'en finir comme ça ? me demande-t-il soudain. Seule, sans personne ? Sans même avoir pris le temps de dire au revoir ?
— Je...
— Dis moi que c'est vraiment ce que tu veux Davina. Jure moi que t'as vraiment pas peur de mourir, là maintenant, et je te lâche.

Je veux lui répondre mais les mots s'étranglent dans ma gorge et ne sortent pas. Seules les larmes coulent à flots.

Et je craque, pour la je ne sais combientième fois aujourd'hui, je pleure comme une gamine paumée. Comme un chiot qu'on aurait laissé seul sur le bord de l'autoroute.

— Six mois.
— Q-Quoi ? croassé-je en reniflant.
— Donne-moi six mois. Si d'ici là tu ne changes pas d'avis, je ferai tout ce que tu voudras. Même te ramener ici.

Je relève la tête et mes pupilles croisent les siennes, sincères et vraies, emplies d'une détermination que je ne comprends pas.

— Et si je n'ai pas le courage de...

Je laisse les mots en suspens, grelottante, pendue et immobile. Je ne dis rien mais il me comprend tout de suite.
Si je n'ai pas le courage de sauter à nouveau, est-ce que tu m'aideras ?

— Je te le promets, siffle Ellias après une longue hésitation. Mais si tu perds, si après ces six mois tu changes d'avis, et tu le feras, c'est toi qui me devras quelque chose.

Je le scrute à la recherche de mensonges, incapable de prendre une décision. Mon corps épuisé le fait à ma place et je lâche prise. Il en profite aussitôt pour me remonter sans grande délicatesse, comme s'il flippait que je puisse changer d'avis. La pierre du pont me râpe la peau, mise à nue par mon pull remonté sur mes hanches et je le laisse me tirer jusqu'à lui. Ma main se referme sur la sienne et son bras trouve place au creux de mes reins pour me maintenir contre son torse. Avec précaution, Ellias me hisse sur la rambarde et saute de l'autre côté sans me lâcher. Je tremble tellement que j'ai l'impression que mon corps va se briser. Je me sens lourde, comme s'il pesait des tonnes.

Je suis si fatiguée que je pourrai m'endormir.

Sans me lâcher, Hell sort son téléphone et tape sur l'écran à toute vitesse avant de le ranger. Je claque des dents en essuyant mes joues trempées et il m'adresse une moue gênée, frottant mes épaules à travers ma veste en cuir.

— Désolé, j'ai même pas de veste à te proposer.

Il ajoute autre chose mais le son ne me parvient pas, emporté par le rugissement de moteurs des voitures qui passent à toute allure dans son dos. Je bat des cils pour résister au malaise imminent.

Sur mon perchoir, je me sens de plus en plus mal et mes tremblements ne cessent pas.

Ma tête tombe en avant, alourdie par son propre poids, mon nez cogne contre la dureté de son torse et il se crispe un court instant. Il sent vraiment bon.

Je ferme les yeux pour contrôler mon mal-être, consciente que je risque à tout moment de tomber dans les pommes.

Je crois que je vais tomber.

— J'espère que tu tiendras parole, soufflé-je tout bas.
— Ais confiance Baby Doll. Je ne trahis jamais mes promesses.

Et lorsque, une demie seconde plus tard, l'obscurité finit par m'emporter, ses paroles continuent de résonner sans fin dans mon oreille.

Pari MortelDonde viven las historias. Descúbrelo ahora