12. Jour de paye

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Mes doigts engourdis tirent vainement sur mon short miniature dans l'espoir de le voir s'agrandir, espérant cacher à mon patron le peu qu'il n'a pas encore vu de moi. Même si c'est une chance qu'Elise ait été assez charitable pour me laisser lui emprunter des affaires, elle reste si mince que mes formes semblent prêtent à se faire la malle en dehors des vêtements à tout moment. N'en déplaise à Simon.

Ses yeux plissés font ressortir les rides qui s'accentuent jour après jour sur son visage marqué par la cinquantaine et je me retiens de grimacer de dégoût lorsqu'il passe sa main dans le creu de mes reins pour m'inviter à m'asseoir sur le canapé de son bureau. Le cuir de l'assise est désagréable, il colle contre ma peau moite et je me raidis en voyant la multitude de paillette qui tombent de mes boucles pour illuminer son canapé. Simon n'en loupe pas une miette, s'amusant même à récupérer celles tombées sur le bout de son nez bossu.

— Tu étais à tomber ce soir, comme toujours, me souffle-t-il en se laissant tomber à mes côtés.

Je glisse sous le poid qu'il exerce sur les coussins, serrant les cuisses pour éviter qu'elles ne touchent les siennes.

— Je suis venue chercher ma paie.

S'il y a bien une chose que j'ai appris avec mon patron, c'est qu'il vaut mieux aller droit au but. Une fois qu'on commence à alimenter l'égo surdimensionné que renferme son costard de pseudo-italien taillé sur mesure, on en finit plus. Surtout que je sais qu'il n'en a strictement rien à cirer de ce qui sort de ma bouche.

Il est plutôt du genre à s'intéresser à ce qui pourrait y entrer.

— Tu m'as l'air pressée, s'agace-t-il.
— J'en ai marre d'être toujours payée en retard.
— Ah ! il claque sa main sur son genou replié en riant. Quand on parle d'argent, tu me fais vraiment penser à ta mère.

Je ne répond pas, concentrée sur ses mèches brunes qui s'agitent en soubresauts sur son front mate. Chaque fois que je réclame ma paye, il en profite pour évoquer la femme qui m'a mise au monde. La même qui a eu l'audace de le rejeter à la fac pour se jeter dans les bras de mon père.

Mais il peut bien parler d'elle autant qu'il le désire. Aujourd'hui, Lumina Jones ne fait plus partie d'aucune vie si ce n'est la sienne. Quand je pense qu'elle coule sûrement des jours heureux, loin d'ici, à dilapider l'héritage qu'elle m'a spolié pendant que je croupis ici. La dernière fois que je lui ai parlé, c'était pour Noël.

Elle a passé des heures, ivre morte au téléphone, à me rappeler à quel point j'avais détruit sa vie. À me rappeler combien elle me hait.

À juste titre.
Mais ça ne m'empêche pas d'avoir envie de péter les plombs.

Simon se lève d'un coup sec, m'extirpant à mes pensées les plus délurées. Lorsqu'il se sert un verre de whisky et s'arme d'un cigare, je sais que j'en ai pour longtemps. Et je meurs de froid dans son bureau trop climatisée.

— Comment va Élise ?

Sa question me fait l'effet d'une douche froide, encore plus parce qu'il sait que nous ne sommes plus en bons termes depuis des années. L'impression d'être épiée dans mon intimité me fait resserrer les bras sur mon ventre nu, raccrochant le piercing en forme de plume noire pendant sur mon nombril.

Loin de se douter de l'effet qu'à provoqué ses mots, il continue sur sa lancée, pointant la baie vitrée qui lui donne vue sur toute la rue. 

— Je l'ai vu te déposer tout à l'heure. Je suis surpris que sa vieille coccinelle tienne encore la route, se moque Simon.

Ses sourcils broussailleux se lèvent dans une interrogation muette à laquelle je répond sans conviction.

— Elle m'héberge quelque temps, c'est tout.
— Si j'avais su que tu avais besoin d'un lit, je t'aurais proposé le mien.
— Ça ira.

Il s'esclaffe d'un rire gras en reprenant place à côté de moi. Ses yeux verts se perdent au loin, replongeant dans de vieux souvenirs.

— C'était une bonne danseuse, dommage qu'elle ait fini comme ça.

C'est vrai. Élise était incroyable, les clients l'adoraient. Malgré nos différents, elle est celle qui m'a présenté Simon. Elle m'a formé, appris tout ce que je sais et mes premières danse ont étés avec elle. Quand Simon l'a viré, fatigué par ses overdoses à répétition, j'ai récupéré ses habitués et l'argent qui allait avec. Élise, elle, a continué de dégringoler jusqu'à finir sur le trottoir.

Elle n'est pas la seule qui abuse de la poudre, la plupart des employés du Heaven's en prennent régulièrement pour tenir le coup, mais eux ne convulsent pas. D'après Simon, « Aie au moins la décence d'aller crever dans la rue, une danseuse morte c'est pas bon pour le business. ».

C'est ce qu'il lui a dit, la nuit où il l'a flanqué dehors.

Pourtant, je ne peux pas m'empêcher de penser à toutes ces fois où c'est lui qui l'a fourni en cocaïne. À tous ces soirs où il lui demandait bien plus qu'une danse privée. Il l'a brisé et puis l'a jeté.

Parce qu'ici, c'est comme ça que tourne le monde.

— Tiens, ton fric.

Il me dépose une enveloppe sur les cuisses, sortie de sa poche arrière. Ses doigts s'attardent un instant pour caresser ma peau dans le geste avant de se retirer. J'arrache le papier pour découvrir une liasse, bien plus légère qu'elle ne devrait l'être et ferme les yeux en découvrant qu'il manque encore la moitié. D'habitude, il prend moins mais ces derniers temps, il se sert comme pas possible.

Il est pire que le fisc.

— Les intérêts ont augmenté, m'annonce-t-il tout joyeux. Vois ça comme un moyen de me rembourser plus rapidement. C'est ce que tu veux, non ?

Il dit ça mais ça n'arrivera pas, et il le sait. Son esprit malade n'acceptera jamais de me laisser partir. À mes dix-huit ans, j'ai pensé à me trouver un nouveau job, peut-être même mieux payé pour le rembourser, et il s'est mit dans une rage folle, menaçant de vendre mon cul ingrat au gang le plus offrant. Depuis, je n'ai plus jamais osé aborder le sujet.

— Comment tu veux que je vive avec ça ?
— Vivre ?

Il éclate de rire, se payant clairement ma tête. Ses iris marrons s'éclairent d'une lueur malsaine alors qu'il me déshabille des yeux.

— Depuis quand est-ce que ça t'intéresse, Baby Doll ?

Après ça, j'ai dû rester assise pendant une éternité, à écouter Simon déblatérer sur la vie et combien je devrai lui être reconnaissante de faciliter la mienne. J'avais froid, j'étais exténuée et je ne pensais qu'à rentrer dormir. Seule, assise dans son bureau, j'avais l'impression que chaque nouvelle gorgée de whisky lui donnait davantage de courage jusqu'à ce que mon visage se fonde avec celui de ma mère.

Raide dans mes fringues trop petite, je regardais le soleil se lever à travers la fenêtre, essayant d'oublier ses mains baladeuses sur ma peau, son souffle qui faisait voler mes cheveux alors qu'il m'obligeait à lui faire une dernière danse avant de rentrer.

L'espace d'un court instant, j'ai pensé à Ellias et aux marques qui dégoulinent sur sa gorge.
Et je me suis dis que ça devait être sympa, d'être ce genre de type sans foi ni loi.

Pari MortelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant