1. Paradis Corrompu

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Les enceintes de la boîte de nuit grondent plus fort que jamais, assourdissant les conversations ambiantes et faisant vibrer les murs sombres. Sur la piste de danse, les gens hurlent pour se faire entendre entre deux gorgées d'alcool amer.

La sueur perle sur les corps à peine couverts qui se déhanchent en rythme saccadé, enivrés par la musique lubrique que propose le DJ. Et les néons rouges de la pièce contrastent sur les peaux, donnent de drôles d'expressions à toutes ces femmes qui ont l'alcool triste. Le mascara coule en larmes charbonneuses sur les joues, les rouges à lèvres se font la malle et même les cheveux n'ont plus aucune organisation.

Elles sont à l'image de ce à quoi je ressemblerais au petit matin en regagnant mon appartement minable. À rien.
Les hommes n'en mènent pas large non plus. Chemise déboutonnée, billets en main comme si le compte en banque possédait l'extension spéciale bourré. Ils fanfaronnent entre eux, se dévisagent pour un frôlement d'épaule et se font sortir de force par les videurs lorsqu'ils sont trop nombreux à se battre pour le même bout de viande en robe affriolante sur la piste.

Pathétique.

Je noie mon dégoût de l'humanité au fond de mon verre de vodka-redbull. L'acidité du mélange me tire une grimace alors que la salive emplit ma bouche déjà pâteuse. J'en vide encore un autre en attendant l'heure de commencer à bosser. Enfin, bosser... Je me rappelle encore, plus jeune, de mes pseudo- principes. Moi, qui médisait sur les stripteaseuses, me voilà devenue une.

La journée, je jongle entre des cours de photographie qui ne m'intéressent même plus, et le soir, je me déhanche sur une barre poisseuse pour quelques malheureux billets. Le tout pour finir quand même par compter les pièces en fin de mois.

Si le karma est une pute, la vie est une vraie chienne.

Perdue derrière le bar, je m'abandonne une seconde, l'esprit piégé entre deux notes de musique. Le barman me bouscule, mais je ne le sens même pas, concentré sur l'image répugnante que me renvoie le miroir du plafond.

Deux grands yeux noirs me fixent, ornés de profondes cernes violacées que le maquillage à outrance ne suffit plus à cacher. Mes cheveux retombent avec lassitude sur mes clavicules saillantes et les boucles sont ternes, pas entretenues. Elles dégringolent en cascade pourpre désastreuse sur ma peau froidement dévêtue et glissent jusqu'à la frontière de cette horrible minijupe qu'on me force à porter pour la soirée.

Et dans ma tête, la voix habituelle refait surface. Elle tape toujours pile là où ça fait mal.

Sale. Dégoûtante. Mal-aimée.

— Hey Baby Doll, ça va être à toi, me crie soudain le barman.

Il me sort de ma torpeur sans me jeter un regard, occupé à servir les ivrognes accumulés sur le comptoir. Je le remercie d'un signe de tête qu'il ne voit pas avant de tourner les talons. Je ne connais pas son nom, lui non plus. De toute façon, aucune importance. Ici, au Heaven's, personne ne reste jamais bien longtemps. Pourtant, ça fait déjà presque trois ans que je moisis ici. J'avais seize ans lorsque j'ai commencé, le début d'une longue, très longue, série d'erreurs.

Et tous les soirs le même rituel alors que je m'avance sur l'estrade qui surplombe les tables. Les mains qui frôlent ma peau, les sifflements, l'envie de partir en courant. L'établissement a beau engager des armoires à glace pour vigiles, ça n'empêche pas les porcs de ne pas respecter la règle du « ne pas toucher ». Surtout lorsque le client en question a les poches pleines d'argent. Mon patron est du genre à fermer les yeux sur beaucoup de choses sous couverts de pots-de-vin.

Mes doigts encerclent à peine la barre que la musique résonne à mes oreilles. Le tempo ralentit, langoureux et sensuel. La voix de Chris Brown emplit la pièce, se mêle à la luxure ambiante sur le son Under The Influence. Je ferme les yeux pour oublier et laisse mon corps prendre le contrôle. Le métal froid contre ma peau me réveille l'espace d'une seconde.

Et je me demande ce que je fous là encore une fois.

Mon corps ondule, enivré par la vodka.
Sous mes yeux plissés, le monde tourne inlassablement dans le mauvais sens.

La chaleur imprègne la cambrure de mes reins d'une fine couche de transpiration et je danse. Je glisse, tournoie, me penche sous les billets qu'on glisse à la frontière de mes sous-vêtements.

Avant, je dansais comme s'il n'y avait pas de lendemain.
Aujourd'hui, je danse en espérant qu'il n'y en aura pas.

Le cadran de ma montre m'annonce 5 h 45 du matin. Un quart d'heure avant la fermeture de la boîte et déjà dix interminables minutes que, penchée sur les toilettes de la loge, je gerbe le maigre contenu de mon estomac. Mon maquillage a coulé, mes cheveux ne sont plus qu'un chignon informe et poisseux sur le haut de mon crâne et mes talons piétinent mon argent salement gagné sur le carrelage blanc cassé.

Parfait pour terminer la soirée.

Je convulse encore une fois, les bras repliés sur la cuvette des toilettes et la vision trouble lorsque la porte du vestiaire s'ouvre. Je reconnais le claquement familier des énormes talons de La Marquise, alias Marie, la doyenne du Heaven's du haut de ses trente-deux ans. Sa longue tresse blonde balaye mon avant-bras alors qu'elle s'abaisse pour m'essuyer le coin de la bouche, armée d'un chiffon collant et couvert de paillettes. J'essaye d'ignorer le dégoût que me provoque son bout de torchon sorti d'on ne sait où. Au point où j'en suis...

— L'alcool et les médicaments, ça fait pas bon mélange ma belle, susurre-t-elle de sa voix chantante.

Je grommelle pour me dégager de sa prise d'un mouvement de recul contrarié, mais elle ne s'en offusque pas. Son sourire s'agrandît, laissant apparaître une incisive fendue et une rangée de dents d'un blanc éclatant. Entre ça et sa gueule d'ange, on la croirait tout droit sortie d'une publicité débile pour du dentifrice.

Ses paumes, encore moites d'avoir tant danser, glissent sous mes aisselles pour m'aider à me relever. Son parfum au lilas me donne des hauts-le-cœur et je tangue sur mes foutus talons, manque de me tordre la cheville sur les dalles froides avant de me mordre la langue dans une grimace. Le goût du fer se mêle à ma salive et je soupire en sentant La Marquise ramasser mes pourboires et me les glisser dans le soutif. La voix, à mes oreilles, en profite pour se faire entendre.

Bonne à rien.

— T'es venue comment ? s'inquiète Marie devant mon état misérable.

Ma voix sonne lointaine lorsque je lui réponds, pâteuse et étrangère.

Stupide. Stupide.

— À pied. Mais ça va le faire... Je dois juste passer récupérer ma paie d'abord.

Elle me jauge de haut en bas, sourcils froncés. Dire qu'elle est sceptique serait un euphémisme. Sa langue claque contre son palais alors qu'elle retrousse son nez fin dans une moue profondément contrariée quand j'essaye encore de la repousser. Elle me rattrape de justesse avant que je ne m'éclate la tête contre le lavabo, deux mètres plus loin. J'en rirai bien si j'étais certaine de ne pas me remettre à vomir.

— Simon est déjà parti, tu devras attendre demain si t'as besoin d'une avance.
— Merde... soufflé-je, assaillie par un mal de tête imminent.

Ma collègue m'adresse un sourire désolé, ses grands yeux verts renvoyant mon reflet pitoyable . Ça tombe mal, sans doute pour elle aussi. S'il y a bien une chose qui nous lie ici, c'est le besoin d'argent rapide.

— Allez viens, on partage le taxi.
— J'ai pas besoin...
— C'est ça, Baby Doll. Attends-moi là, je vais chercher nos affaires, je reviens.

Pari MortelWhere stories live. Discover now