L'ÉTOILE : Arche neutre.

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S'il y était une arche qui n'attirait pas les visiteurs, c'était bien Etoile. Il n'y avait pas grand-chose à voir sur place. Ce caillou n'accueillait que des ambassades désertes, quelques organisations inter-familiales dont personne ne connaissait le nom, et une poignée de fonctionnaires qui ne rêvaient que d'être mutés ailleurs. Mais, au détour de la chambre des commerces et du consulat d'Arc-en-Terre - où on n'avait jamais croisé le moindre arcadien en chair et en os – se trouvait un lieu qui n'attirait pas le moindre regard de ceux qui étaient de passage sur l'arche administrative. Une bicoque au combien oubliable, construite entre deux bâtiments encore plus oubliables. Rares étaient ceux qui avaient remarqué sa présence. Encore plus rares étaient ceux qui s'avaient ce qui se dissimulait à l'intérieur.

— Quelle déception. Et dire que je pensais que vous étiez l'un de mes hommes de confiance, Augustus.

Le fauteuil en face de l'intéressé était occupé par son double exact. Il l'observait attentivement, sa jambe posée sur sa tête, le plus naturellement du monde. Augustus releva le regard vers son maître, conscient qu'il attendait des excuses. Le vieil homme, en plein deuil, avait perdu de sa superbe. Ses yeux jadis pétillants ne montraient plus que l'immensité de son chagrin. Son regard était celui d'un père qui avait perdu un fils.

— J'ai commis une erreur, répondit Augustus d'un ton morne.

— Une simple erreur ? commenta Dieu d'un ton mielleux.

La silhouette du Mille-face s'affina drastiquement. Ses moustaches disparurent, remplacées par de discrets favoris châtains-roux. Son regard se fit brun, ses joues plus rondes, son expression plus douce. Augustus ne put que détourner les yeux devant cette reproduction quasi-parfaite de son petit neveu. Impossible cependant d'échapper à la voix de Maximilien, qui résonna dans toute la pièce.

— Cette simple erreur comme vous le dites, reprit Dieu en désignant l'apparence qu'il avait revêtue d'une main dédaigneuse, m'a fait manquer une occasion qui ne s'était pas présentée à moi depuis des siècles.

Le mobilier de la salle de réunion se mit à trembler et à sautiller dans tous les sens, tombé sous l'affluence de l'animisme très affirmé de son garçon disparu. Sous son attitude candide, Dieu était en colère. Très en colère.

— Cette simple erreur m'a empêché de rencontrer un arcadien en chair et en os. La maîtrise de l'espace de mon fils Janus aurait été mienne sans l'intervention de votre petit-neveu ! Avez-vous la moindre idée de ce que votre sentimentalisme ridicule a fait échouer ?

Toujours incapable de le regarder en face, Augustus garda le silence en maintenant son regard résolument tourné vers le côté. Cette punition bien cruelle ne l'étonnait guère : Dieu semblait nourrir une véritable obsession pour la mystérieuse Arc-en-Terre et ses ressortissants. Son incroyable capacité d'imitation ne se limitait pas aux apparences, mais lui permettait en outre de récupérer les pouvoirs familiaux de ceux auxquels il volait les visages. Et Dieu n'avait jamais vraiment caché que la maîtrise de l'espace des arcadiens était la dernière corde à ajouter à son arc... pour devenir enfin digne du titre qu'il s'était donné à lui-même.


L'explorateur ne s'était jamais intéressé à la nature profonde de l'être sous les ordres desquels il s'était placé. Il avait toujours préféré la liberté qu'il lui avait offerte en même temps que son navire, sans poser de questions embarrassantes. Mais au fil des décennies, une certitude silencieuse avait fini par naître dans le cœur de l'explorateur : malgré le fait que son maître soit manifestement aussi vieux que les esprits de famille et lié à eux d'une manière qui lui échappait, cet être qui se faisait appeler « Dieu » était loin d'être aussi surpuissant qu'il ne voudrait bien le laisser paraître. Pendant ce temps-là, le clone de Maximilien observait sa main droite avec une expression franchement dégoûtée.

— Ma parole, quel gâchis... soupira-t-il pour lui-même.

Dieu réfléchit un instant, pesant manifestement le pour et le contre. Et enfin, sa décision tomba :

— Vous repartez dès maintenant, Augustus.

Augustus sentit ses épaules s'alléger d'un grand poids. Il n'aurait pas supporté de perdre aussi son navire.

— N'en soyez pas si soulagé. Votre seul et unique objectif est désormais de me ramener cette arcadienne en vie, quoiqu'il vous en coûte. Et pour m'assurer que vous mettrez tout votre cœur à la tâche, je me suis également chargé de vous choisir moi-même un nouvel apprenti.

Deng, le chien de chasse de Dieu qui avait ouvert le feu sur Maximilien, ouvrit une porte au fond de la salle. Entra à sa suite un homme à la trentaine bien entamée et à la peau cuivrée. Celui-ci s'inclina obséquieusement devant sa chaise.

— Sir Augustus, c'est un great honor de faire enfin votre rencontre.

Augustus identifia immédiatement l'accent du jeune homme : il était manifestement originaire de Babel, arche des jumeaux Hélène et Pollux, maîtres des sens. Il jaugea rapidement l'homme du regard. Il ne portait pas de bijou à la narine ou au sourcil, signe pourtant distinctif des familles nobles babéliennes. Sa peau n'avait pas la couleur or de celles des tactiles, et ses oreilles et son nez étaient de taille moyenne, excluant de facto la possibilité qu'il ne s'agisse d'un auditif ou d'un olfactif. Lorsqu'il se rendit compte que ses yeux étaient noirs et non écarlates comme ceux des visionnaires, Augustus dû se rendre à l'évidence : ce gamin avait beau être issu de l'arche de Babel, il ne s'agissait pas d'un descendant de Pollux.

Mais comment un sans-pouvoir avait-il pu attirer l'attention de Dieu ? Augustus eut immédiatement la réponse à sa question en croisant le regard de son nouvel apprenti : ses prunelles sombres brillaient d'une lueur d'intelligence tout simplement extraordinaire.

— Cet homme ici présent c'est grandement illustré sur son arche d'origine. Il a y mené des expériences... intéressantes, qui m'ont convaincu qu'il serait pour vous un successeur fort prometteur.

Well, well, vous allez m'embarrasser, sourit l'homme d'un ton qui laissait sous-entendre l'exact inverse. Je ne fais que travailler à rendre le monde meilleur.

Mais l'expression avec laquelle il observait Dieu ne laissa pas Augustus dupe. Si cet homme respirait l'intelligence, il sentait également l'opportunisme à plein nez. Augustus comprit immédiatement qu'il devrait se méfier comme de la peste de ce babélien à l'ambition dévorante. Augustus se força néanmoins à sourire sous ses moustaches, tout en tendant une main cordiale à celui qui venait de devenir, par la volonté de Dieu, à la fois son apprenti et son plus grand rival.

— Et pourriez-vous me donner votre nom, mon ami ?

Un grand sourire releva les lèvres de l'homme alors qu'il lui serrait la main avec entrain.

— Mes friends m'ont toujours appelé Lazare. But je pense que je devrais dès à présent marcher dans vos pas, sir.

Augustus sentit son sourire se crisper lorsque la poignée de main du parvenu se fit beaucoup plus ferme. Il ne lui faisait pas mal, mais insistait juste assez pour lui faire comprendre que la force qu'il mettait dans cette poignée de main était totalement calculée. Toujours sous les traits de Maximilien, Dieu observait quant à lui la scène comme un spectacle particulièrement divertissant. Le babélien reprit sa phrase sans se départir de son sourire.

My dear friend, appelez-moi Lazarus.


Les voyages de Maximilien | LA PASSE-MIROIRWhere stories live. Discover now