XIX.

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« Papa.

Je suis vivant.

Le guide m'a laissé à l'entrée de la forêt, comme il l'avait dit. Je l'ai traversée seul, les yeux rivés sur le vide qui me faisait face, et j'ai regretté la vision du dos courbé, de la nuque basse et des cheveux raides du guide devant moi. Lorsqu'il m'a laissé, il n'a rien dit. Il a posé sa main sur mon épaule, a fermé les yeux quelques instants, et quand il les a rouverts il s'est détourné et il est parti. J'ai observé sa silhouette jusqu'à ce qu'elle disparaisse en haut d'une côte.

Depuis, je suis seul.

Après la forêt et l'ombre de ses grands troncs noueux, la vallée descendait brutalement pour accueillir dans le creux de ses collines une ville, dense et compacte. Une rivière la traverse, et durant la descente pour rejoindre une auberge, le ciel se reflétait dedans et laissait l'empreinte de ses nuages. J'ai suivi la lente procession des cargos blancs et épais sur cette étendue d'eau plate, liquide, sinueuse, qui contournait les bâtiments et disparaissait derrière les collines. 

Je suis arrivé à l'entrée de la ville peu après le coucher du soleil. Dans le noir, j'ai cherché une auberge, puis j'ai poussé la porte d'une à la façade grise parce qu'elle me rappelait la couleur des yeux du guide et je me suis senti nostalgique un instant, puis je suis entré. Il faisait chaud à l'intérieur, il y avait des gens qui mangeaient et qui buvaient, d'autres parlaient autour d'une cheminée, je suis resté figé d'abord devant toute cette agitation parce qu'elle contrastait avec le clame imparable de la nature, puis une grande femme sèche mais avec un beau visage m'a vu, elle a crié «  viens donc, entre, étranger ! » alors je me suis avancé à l'intérieur de la pièce bruyante, elle s'est rapprochée de moi, j'ai dit « est-ce que vous avez une chambre de libre ? » elle est restée silencieuse, elle m'a longuement regardé, puis elle a souri, elle a déclaré «  pour toi, toujours ! », puis elle m'a pris par le bras, m'a entrainé dans un escalier étroit et sombre, les murs de pierre étaient suintantes d'humidité, sa main était ferme sur ma peau, nous sommes parvenus à l'étage, elle s'est retourné, m'a regardé encore mais n'a rien dit, nous avons traversé un couloir, toutes les portes étaient closes sauf celle tout au fond, elle s'est arrêtée, s'est adossée contre le mur sans entrer à l'intérieur de la chambre, elle m'a dit de sa voix aigüe « tu es ici chez toi, descends si tu as faim, mais pas après que la nuit soit entièrement devenue noire » puis elle est partie, elle a disparu dans un coin, et seule l'odeur de sa peau témoigne de sa présence.

Tout s'était fait d'un seul et unique mouvement, comme un fragment de vie qui subitement disparait, et j'ai posé mon sac sur le lit avec le sentiment diffus d'avoir oublié tout mon chemin, et que de la froideur des nuits sous le ciel aux instants où le soleil m'a ébloui, rien ne reste dans ma mémoire.

Seule la chair s'en souvient.

Si je te raconte tout ça, Papa, c'est pour que tu saches que je ne t'oublie pas. Que les mots sont là, même si on ne les dit pas. Que tu te souviennes de moi, le jour de mon départ, et tous ceux d'avant. Que tu sois loin de la solitude et de la tristesse.

Mais surtout, pour que ton avenir ne dépende plus de ton passé, et que tu ne pleures plus sa mort, lorsque les jours de pluie, la douleur de sa perte devient si grande que tes yeux te brûlent et que ton cœur se creuse. Antonio ne reviendra pas, mais toi tu es vivant.

Tendrement,

Ton fils. »



Je plie la lettre, la regarde un moment, caresse le papier froissé et les courbes de l'encre, puis je descends, les escaliers sont toujours aussi sombres et étroits, la grande pièce s'est vidée pendant que j'écrivais, il n'y a plus que deux femmes qui boivent, perdues entre la noirceur de l'ombre et la lueur des flammes, je m'approche du feu, la chaleur mord mon visage, je regarde une dernière fois la lettre, j'hésite soudain, peut-être que c'est mieux si elle lui parvient, mais je renonce, non, je veux qu'il vive sans moi, sans m'oublier mais sans m'attendre.

Je dépose le papier contre les braises, il devient noir puis il se calcine, je m'écarte seulement lorsqu'il est entièrement brûlé, et quand j'aperçois par la fenêtre un carré de nuit, je pense tout à coup que la lettre fait désormais partie des mêmes ténèbres, qu'elles sont unies dans l'obscurité, et qu'il règne chez mon père, dans sa maison en haut de la colline, la même atmosphère sombre que celle qui adoucit mes regrets.

Les Héros InconnusTahanan ng mga kuwento. Tumuklas ngayon