XLIV.

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Antonio est debout. Réveillé. Solitaire. Il attend. La nuit s'étend dehors, encore plus vaste que le silence qui engloutit le village. Il n'en peut plus d'essayer de dormir. Au fond de lui, il sait qu'il y a renoncé, qu'il ne veut plus des heures éternelles à fixer le plafond noir de sa chambre, à attendre sans entrain les lueurs de l'aube, il en a assez de perdre son temps, puisqu'il ne dort plus alors il va vivre deux fois plus que les autres, il dédiera sa vie nouvelle à son père, il rattrapera son temps perdu, le chagrin est là, lui non plus ne dort jamais, mais il se doit d'honorer sa perte.

Alors il sort de la maison, il traverse la rue qui remonte vers les sentiers qui mènent à la forêt, tourne à droite, il voit clair, la lune éclaire sa route, il marche jusqu'au cimetière, il aperçoit le mur de pierre puis les rangées de tombes qui attendent sagement, immobiles, sereines, il pousse la grille, elle n'est plus fermée à clé depuis bien longtemps, elle glisse sur l'herbe sans un bruit, il s'approche et la referme, il est seul dans l'empire des défunts.

Le vent le suit silencieusement lorsqu'il s'approche de la première rangée de tombes. Il s'accroupit, contemple un instant le reflet brillant de la lune sur le marbre gris, il retient son souffle, le vent caresse les fleurs qui ornent les rectangles sombres, alors seulement il déplie ses mains, ses longues mains qu'il a hérité de son père, il les pose sur la pierre froide, morte, il trouble la brillance, ses doigts sont pâles sous le regard blanc qui tombe du ciel, puis il relève la tête, il lit les noms qui sont inscris face à lui, il les murmure, il les retient, il les fait siens, désormais ces noms ne seront plus oubliés, il se souviendra de tous, tant pis s'il ne connaissait pas les personnes, tant pis si elles sont mortes bien avant qu'il ne soit né, tant pis si personne ne vient jamais pour elles, lui sera là, chaque nuit, dans l'obscurité, à veiller sur ces noms comme un gardien.

Désormais le cimetière devient son sanctuaire, il sera celui qui enlacera le souvenir de tous ces disparus pour pallier au gouffre manquant de la perte d'un seul homme, il les emportera tous avec lui, peut-être qu'avec le temps ils finiront par combler le gouffre, peut-être qu'alors il sera entier, peut-être qu'alors il pourra regarder sa mère dans les yeux et lui dire je te pardonne, maman, je te pardonne pour ce que tu as fait, je te comprends et je t'aime, mais pour l'instant les noms des oubliés roulent sur ses lèvres, il n'est plus seul, eux non plus ne dorment pas.

Quand il a fini la première rangée, il passe à la deuxième. Ses genoux sont recouverts de terre, pourtant il n'ose pas poser plus que sa main sur les tombes qui s'étalent entre les murs gris. Il est le gardien, pourtant elles sont trop sacrées, trop intouchables, trop infinies pour lui.

Il s'est arrêté de parler. Devant lui se tient la tombe de son père. Soudain le silence le trouble, il ne s'était pas rendu compte qu'il s'était habitué à son propre chuchotement, que sa voix était aussi présente, qu'à présent seul le vent est là pour meubler le vide.

Mais ce marbre-là, pour lui, n'est pas inaccessible. Lentement, il s'approche de la tombe, pose sa paume à plat dessus, il sent le froid qui vient de la nuit et qui subsistera jusqu'au matin, il sent la pression qu'il exerce sur elle, il prend appui sur la plaque lourde et épaisse, il s'allonge dessus, il entoure ses jambes de ses bras, son nez sent la terre qui macule son pantalon, il la respire et s'en imprègne, il s'imagine arbre, il ferme les yeux, il entend le vent, il entend la nuit, il entend son père, en dessous, son père qui dort en souriant, il dit son nom, la pierre est froide et les défunts l'enlacent.

Les Héros InconnusWhere stories live. Discover now