XXII.

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Deux hommes parlent en face de moi. L'un est plus jeune que l'autre. L'un regarde l'autre de ses yeux sombres qui ont la couleur d'un ciel d'orage, et lorsqu'il parle, la cicatrice sous son menton ondule comme une vague. L'autre le regarde, le visage sérieux, le regard concentré, et un spasme nerveux agite parfois ses paupières. Il semble inquiet et pressé, et pourtant désireux d'entendre ce que l'un veut lui dire.

Ils sont trop loin pour que je puisse entendre leur conversation.

La gérante de l'auberge est au comptoir, elle les regarde distraitement. Il pleut dehors, si bien que lorsqu'un habitué entre, la lourde porte s'ébranle et apporte dans son souffle l'effluve tenace de l'eau mouillée et des pavés humides. Les deux hommes ne semblent perturbés ni par l'odeur ni par les nouveaux arrivants, et les yeux dans les yeux, ils continuent de délivrer leur message solennel, si précieusement confié à l'autre qu'il apparait comme une vérité universelle.

Puis, l'un aux yeux couleur de nuit s'arrête et ne dit plus rien. Il semble attendre que l'autre dise quelque chose, pourtant il se tait. Le temps se suspend, se dilate pour son attente. Quand il réalise que rien ne viendra jamais, il se lève, sa chaise racle le sol si fort que la gérante sort de sa léthargie, il regarde l'autre une dernière fois, il hésite, semble sur le point de parler à nouveau, mais soudain il sort, traverse la rue et se fond dans les ruelles.

Si vite, il est devenu une vague silhouette sombre engloutie par l'obscurité dévorante.

De sa présence ne restera que le bruit des quatre pieds de la chaise raflant le sol et le regard de l'autre, triste et tourmenté, qui l'a regardé partir.

Le lendemain, ils sont revenus. L'un ne dit rien. Il attend d'écouter ce que l'autre a à dire. L'autre a plus de tics nerveux que d'habitude. Ses paupières tremblent comme une vieille ampoule oubliée, ses mains se serrent et se desserrent, ses chevilles se croisent et se décroisent sous la table, tout est hésitant et feutré. L'un évite de le regarder. Il est encore en colère, mais surtout il est blessé.

Mais voilà que l'autre ouvre la bouche. Cette fois, je parviens à les entendre. L'autre dit :

- Ecoute, s'il te plaît, écoute-moi. J'ai mon mot à dire là-dessus. Tu es arrivé si vite hier, je n'ai pas eu le temps de réfléchir. Mais la nuit porte conseil, tu le sais bien, ton père le répétait si souvent. Regarde-moi. Il n'aura pas voulu ça, tu le sais. On peut trouver un terrain d'entente, ta mère n'est pas si bornée. Parle-lui, paisiblement. Tu sais le faire. Calme ta colère. Elle t'aime. Elle t'écoutera.

L'un s'est avancé sur sa chaise, désormais ses coudes sont posés sur la table, ses yeux sont posés sur ses mains, son dos est raide et son visage est figé. Pendant quelques secondes qui paraissent mille ans, il ne bouge pas.

Un rayon de soleil traverse la pièce.

L'orage est passé.

La pluie est finie.

Dehors, tout se tait.

Et sa voix lente, fatiguée d'avoir à se défendre encore, répond :

- Elle n'écoutera pas. Son âme est morte en même temps que mon père. Crois-tu qu'elle se soucie des problèmes d'hérédité ? Nous sommes lui, ma sœur et moi. Dès qu'elle nous voit, elle cherche dans nos visages la ressemblance avec lui, dans les yeux, dans la voix, dans les mots choisis, dans l'instant d'attente, dans le mouvement, dans l'ondulation du corps. C'est une quête permanente de ce qui n'existe plus. Elle ne trouvera rien, elle le sait, pourtant elle n'arrête pas. Ma sœur se sent fautive de ne pas assez lui ressembler. Moi c'est le contraire. Tu ne comprends pas, c'est fini pour elle. C'en est fini d'elle. Elle est morte avec lui, et nous savons qu'aucun des deux ne peut revenir. Tout ce qu'elle peut nous accorder, c'est une trêve, les jours où il faut chaud et qu'elle part s'étendre au soleil. Là, peut-être qu'elle oublie. Que la vie n'est plus si dure et que la peine peut trouver un refuge ailleurs, chez d'autres gens. Mais il pleut si souvent, et la tristesse est si grande. Pour elle, la pluie, c'est la folie. On voudrait l'aider. Vraiment. Mais il n'y a plus rien à sauver.

Il fait un geste las de sa main, désigne le vide entre lui et l'autre, et ses yeux humides trahissent sa voix fébrile. L'autre pose sa main sur la sienne, mais celle de l'un se dérobe.

Il ajoute, les yeux clos, une larme sur la joue et l'autre dévalant sa lèvre :

- Il n'y a plus rien. Tout s'est envolé. La paix, le calme, tout. Il n'y a plus que nous, maintenant. Anna et moi, tous seuls. Maman est morte. Il n'y a plus rien.

Et tandis que son corps secoué de sanglots se déchire dans l'auberge, que les larmes n'ont plus de barrage, que la tempête se confond avec l'océan, que la compassion sincère de l'autre ne suffit plus à empêcher le débordement, que le visage s'affaisse et que les lèvres tremblent, l'homme dévasté relève une dernière fois ses yeux orageux vers l'autre, il s'arrête et regarde son visage, toute son âme est plongée dans la nuit, il murmure dans un souffle :

- C'est Antonio qui a tout pris.

Alors mon corps se tend, mes oreilles sifflent, je ne peux rien entendre d'autre que cette unique phrase, que celle-ci pour l'éternité, elle se répète dans mon esprit comme la sentence irréversible du destin, tout l'univers n'existe plus qu'en ces mots, et en l'espoir fou, immense, insensé qu'ils m'apportent.


C'est ça qui l'a tué.

Les Héros InconnusWhere stories live. Discover now