II.

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Mon père ne savait pas le monde, mais il le comprenait. Il n'avait pas vu sa création, il ne verrait pas sa fin. Il n'avait pas connu la violence des guerres, les famines qui assèchent les humains jusqu'à l'os et leur prennent tout, la haine, les populations en exil, les visages déformés par des yeux immenses, le désespoir et la peur. Il ne verrait jamais comment un embryon se forme, au plus près de sa cellule, à l'intérieur du ventre lui-même, ni les incroyables connexions d'un cerveau tourmenté, ni les suicides, ni les naissances. Mais il n'en avait pas besoin pour recueillir au creux de sa paume l'essence même du monde, la garder contre lui, dans son cœur, dans son esprit, et la contempler chaque jour comme une offrande à la vie, car cette essence même repose en chaque être, et ça, mon père ne l'oubliait jamais.

Mon père était de ces hommes secrets, aux sourires aussi rares que les larmes, qui ne criaient pas, qui ne hurlaient pas, qui s'énervaient froidement, en silence, de la manière la plus redoutable qu'il m'eut été donné de connaître. Il savait contrôler son corps et son esprit pour dissimuler l'éclat de son âme. Et je l'enviais pour cette qualité rare, précieuse, qu'il possédait mieux que quiconque : son aptitude à savoir ce que les autres attendait de lui.

Mais plus que tout, mon père était un homme seul, fait de mystère et de silence. Chaque souffle plus long qu'autre, chaque battement de paupière qui s'attarde, chaque geste trop brusque parlaient plus que les mots. Car la faille de mon père se tenait là, au précipice du contact humain, devant le point de non-retour des relations humaines. Il avait été blessé par les mots, et il blessait avec eux. Alors, justement parce qu'il avait conscience de la douleur qu'ils pouvaient causer, il ne les prononçait pas. Il s'était juré, un soir d'hiver 1962, que s'il était maudit, alors il le serait seul.

Cette promesse avait été faite avec un homme.

Cet homme, et lui seul, connaissait mon père.

Cet homme s'appelait Antonio.

Et il est mort un soir d'hiver 1962.

Les Héros InconnusWhere stories live. Discover now