XXVII.

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Le vent souffle toujours. Il ne s'est pas arrêté depuis que je suis entré dans le village. Il est là, à chaque instant. Il s'enroule autour des habitants, les pousse et les entraine en courant près d'eux, monte jusqu'en haut des cimes vertes et sombres pour faire frémir les feuilles, s'épuise contre les façades blanches, si serrées qu'il n'y a presque plus de place pour lui, traverse les fentes et les fissures, glisse sur tout, partout, sans s'accrocher nulle part, sans cesser jamais, et il continue de soupirer dans mes oreilles lorsque je pleure devant la tombe d'Antonio.

Après que la vieille femme m'ait parlé, elle m'a invité à m'asseoir près d'elle. Elle m'a regardé encore, longuement, et je l'ai regardé aussi. J'ai vu ses yeux noirs, les rides sur ses joues, le repli de sa bouche où ses lèvres s'étaient enfouies, ses cheveux blancs, fins et longs, qui descendaient comme une cascade sur ses joues tachetées de noir, puis elle a tourné sa tête et m'a dévoilé ses oreilles abîmées, minuscules et difformes, dans lesquelles la chair se refermait sur le trou qui menait au tympan, morcelé de cicatrices. Elle a croisé mes yeux qui ne pouvaient se détacher de ces deux coquilles inutiles, encore là par la magie des cellules, elle a sourit faiblement, puis elle a pris ma main, m'a regardé dans les yeux, encore, jamais nos deux regards ne semblaient se détacher, j'ai pensé alors qu'elle voulait être soûle de mon image, me voir tellement que son reflet serait remplacé par le mien, elle a pris ma main et m'a dit :

- Je suis sourde. Tu as dû le voir, et penser que je ne pouvais pas entendre, et tu as raison. Alors je vais te demander ne pas parler. Si tu veux me dire quelque chose, écris-le sur l'ardoise. Surtout, ne crie pas. Il ne faut pas troubler le repos des anciens. Pourtant, c'est ce que tu es en train de te dire, j'ai une grosse voix, lourde, épaisse, forte. Mais je ne l'ai jamais entendue, je n'ai jamais appris à la moduler pour chuchoter les secrets, et ici, tout le monde s'y est habitué. Respecte les traditions de ce village, car elles sont ancrées en toi comme celles de tes ancêtres.

Elle a répété :

- Il ne faut pas troubler le repos des anciens. Ils sont sacrés, ceux qui ont donné leur vie.

En disant ça elle a fait un geste vers le cimetière, par delà les maisons et les toits pentus, là où les nuages se confondent avec la falaise et où les murs gris qui l'entourent protègent chacune des tombes comme autant de lieux saints.

Puis elle s'est tournée de nouveau vers moi, a posé l'ardoise entre mes mains, j'ai senti sa froideur contre ma main, le soleil brillait au dessus de nous, le vent était sec et insouciant, les vêtements sombres de la vieille femme dansaient avec lui, elle a fermé les yeux, a reposé son crâne contre la façade de sa maison, m'a demandé :

- Tu es venu pour que je te raconte, n'est-ce pas ?

Mon silence fut ma réponse. Quand elle s'est redressée, elle a plongé à l'intérieur de mon âme qui, prête à accueillir son témoignage, frémit et s'agita. Soudain m'est revenu le visage de mon père, partiellement effacé par l'oubli et le chemin du temps qui m'avait séparé de lui, et le halo de cheveux blancs autour de sa tête sembla briller plus fort que le jour de mon départ.

- Je vais te raconter, puisque c'est ta volonté. Peut-être que tu penses connaître ton père, et que le récit de mes souvenirs va creuser un profond désarroi dans ton cœur. N'oublie pas, si c'est le cas et que tu sens le vide du chaos grignoter ton âme, que tu sais qui il est malgré tout, à l'époque à laquelle tu l'as connu. Les gens changent, et plus que tout, jamais ils ne seront immuables. Lorsque j'aurais fini, je voudrais que tu ailles te recueillir sur la tombe d'Antonio, comme ton père l'aurait fait.

J'ai hoché la tête. Son sourire est revenu. Pendant quelques instants, j'ai vu ses yeux dériver vers le passé, vers sa vie d'avant, lorsque les siens étaient encore vivants et près d'elle, que le cimetière comptait plusieurs tombes de moins, que le vent soufflait déjà mais qu'il ne rendait pas encore les gens fous, et j'ai contemplé le souffle fragile de sa poitrine, ses poumons qui montaient et redescendaient, le sifflement de sa respiration, sa peau cachée par les tissus. J'ai vu tout ça, avant qu'elle ne commence.

Dès lors, tout mon être ne fut plus qu'entièrement absorbé par sa voix, par tout ce qu'elle contenait et tout ce qu'elle reflétait, et je me suis recueilli sur le temple de ses souvenirs avec la foi d'un dévot, pour tout retenir, tout garder, tout conserver, car les étoiles étaient dans ses yeux, et le halo dans mon cœur.

Les Héros InconnusDonde viven las historias. Descúbrelo ahora