XX.

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Pendant quelques semaines, je reste en ville. Au matin, après que le soleil se soit levé et que la ville endormie ait repris son rythme de vie et de bruit, je pars errer dans les ruelles. Je marche durant plusieurs heures, je contourne les places, je m'assois près des fontaines, je me perds dans la foule, et quand enfin le soleil se couche, les pieds douloureux et la tête soûle des autres êtres humains qui m'ont entouré, je rentre à l'auberge.

Les jours où il fait très beau, et lorsque le vent froid venu des montagnes s'apaise et disparaît, je monte sur les collines par les sentiers escarpés, taillés dans les flancs des petites montagnes, pour explorer la nature tout autour de moi. Quelques bourgeons commencent à sortir des arbres, et leurs pétales s'envolent dans le ciel comme des oiseaux minuscules et blancs, libres et fragiles. Lorsqu'il pleut, la terre devient humide, et l'odeur d'écorce, de terre retournée et d'humus froid emplit mes narines, tourne autour de moi, m'envahit entièrement, si bien que je deviens arbre à mon tour, et dans ces instants-là, même l'espoir se tait pour accueillir la paix.

Le soir, c'est l'auberge qui prend vie. Chaque nuit, de nouvelles personnes arrivent et s'installent, parfois pour quelques minutes, et parfois pour plusieurs années. C'est le cas d'une vieille femme, à la peau sombre et crevassée, qui s'est assise près de moi un soir où la pluie pleurait sur les fenêtres. J'étais dans un coin noir de la pièce, loin de la lumière et des gens qui buvaient. Comme me l'avait conseillé le guide, j'observais. La chaleur du feu atteignait mes mains jointes sur la table, devant la feuille et le crayon que j'avais trouvé dans la chambre. La vieille femme est arrivée silencieusement, elle s'est posée sur la banquette, à ma droite, et lorsque je l'ai vu, la lueur des flammes se reflétait dans ses yeux noirs comme ceux d'un cadavre.

Puis, elle a parlé. Ses yeux ne me regardaient toujours pas, pourtant sa voix grave, sa voix d'homme qui n'allait pas avec son visage de femme, m'a demandé :

- Tu écris ?

J'ai répondu que oui, j'ai hésité un instant, une jeune femme très longue avec des mains très maigres, a rigolé très fort. Son rire m'a étourdi une seconde, puis j'ai ajouté en direction de la vieille femme :

- A mon père.

Elle a hoché la tête. J'ai baissé les yeux. La page était blanche et vide, et ainsi posée sur la table en bois sombre, elle apparaissait comme un rectangle de lumière, pâle et préservé, au milieu des enfers. La femme a désigné une enfant, dans un coin de la pièce, qui dormait sur les genoux de sa mère, et elle a murmuré :

- Si tu n'écris rien, alors dessine. Une image vaut mille mots. Et si tu donnes de l'importance à ce visage, à la texture des cheveux, à la courbe du nez, à la forme des lèvres, à l'intensité du regard, alors tu capteras l'essence profonde de l'être, ce qui le rend unique et différent, peut-être même que bientôt tu verras ses désirs et ses peurs, ce qui l'anime et le rend fier, tout ce qui fait de lui un être humain, semblable et éphémère, mais conservé par la beauté d'un regard. Ne crois-tu pas que ton père en serait heureux ?

Le silence s'est tu durant quelques secondes, et les autres personnes qui riaient dans la salle m'ont paru très loin. Une bûche a craqué, les étincelles ont survolé la cendre puis se sont éteintes dans un soupir, et lorsque j'ai relevé la tête les yeux la vieille femme me regardaient, elle a souri, ses lèvres étaient encore plus sombres que ses yeux, mais son sourire était celui d'une mère qui sait et qui protège.

J'ai hoché la tête, et j'ai demandé doucement :

- Mais que faire si je ne la dessine pas bien ?

Son sourire s'est agrandi, elle s'est levée, a posé sa paume claire sur mon épaule, elle était chaude et sentait le soleil, elle s'est avancée dans la lumière, elle me regardait encore tandis qu'elle s'est mêlée à la foule, et alors qu'elle avait presque disparu, sa voix a frôlé le plafond et est venue se loger contre moi, là où elle était encore quelques instants avant, et cette voix a répondu :

- Alors tu la dessines encore, et un jour viendra où cette image que tu auras conservée correspondra à ces traits sur ta feuille. Et alors, le passé et le présent se rejoindront, et tu verras le monde avec les yeux du souvenir. Il faudra beaucoup de temps et de persévérance. Si tu ne sais pas attendre, alors tu ne sais pas vivre. Mais quand tu y arriveras, que sur le papier seront tracés les traits d'un visage oublié depuis cent ans et revenus en un éclair, tu sentiras que tu as réussi. C'est ça, se souvenir.

Les Héros InconnusWhere stories live. Discover now