XXV.

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J'entends les battements de mon cœur, leur martèlement effréné dans ma cage thoracique, le bruit du sang qui pulse contre mes oreilles, la femme est là, vieille, fragile, mais là, elle tourne la tête et me regarde, je m'avance auprès d'elle, la lumière brille sur sa peau usée par les rires, les pleurs et les caresses d'un mari, je m'avance auprès d'elle et elle me sourit.

- Je viens de la part de votre fils. C'est lui qui m'a dit que vous seriez ici. Avez-vous vraiment connu un Antonio ?

Ses yeux glissent sur mon visage, de mon front à ma bouche, s'arrête sur mes paupières ouvertes et le reflet de mon âme, elle sourit un peu moins puis soupire, l'éclat sur son visage a disparu. Dehors, le soleil est caché par un nuage. Une ombre s'étend sur elle, l'enveloppe, la serre dans ses bras, et quand elle repart, sa trace subsiste dans son regard.

- Il est mort il y a si longtemps, et tu parais si jeune. Comment le connaissais-tu ?

Mais alors qu'elle me pose cette question, je réalise qu'elle ne me voit plus. Ses yeux sont tournés vers l'intérieur, au plus profond de l'être, là où la mémoire du corps a conservé le souvenir des jours heureux. Je m'assois près d'elle, sur l'un des bancs près de la fenêtre, et je lui raconte mon père. Ses silences, sa douceur, sa douleur, ce qu'il m'a confié à propos d'Antonio, son regard qui ne voit plus mais son cœur qui cherche encore, le halo autour de son crâne le jour de mon départ, puis les montagnes, la descente, la ville, les pupilles couleur de nuit de son fils, le départ à nouveau, la marche encore, puis elle, enfin, l'espoir qui a fait chavirer mon cœur et qui le tourmente encore. Lorsqu'elle a fini de m'écouter, ses yeux se ferment quelques secondes. Elle reste ainsi, immobile et figée, jusqu'à ce qu'elle dise :

- Je crois que c'est le même Antonio que celui que ton père a rencontré. Mais plus tard, bien plus tard. Il était déjà las quand je l'ai rencontré. J'ai cru lui donner l'illusion de la nouveauté, du changement, et lui redonner peut-être un attrait pour la vie. C'était trop tard, pourtant. Il avait déjà abandonné, il le savait. Depuis le début, il avait pris sa décision.

- Mon père m'a dit qu'il était mort en 1962, et il l'a connu jusqu'à la fin. Quand avez-vous pu le rencontrer ?

- Il n'était pas mort, non. Il était bien vivant, dans son corps. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé avec ton père pour qu'il le décrète mort, mais je pense que c'était plutôt une mort émotionnelle. Comme si leur affection était rompue, tu comprends ? Il n'a jamais rien dit sur son passé, ni sur sa vie d'avant, celle où ses yeux souriaient encore. Il ressemblait à ton père, pour ce que tu m'as raconté de lui. Secret et mystérieux, d'une tristesse lasse et douce. Je me souviens, parfois, lorsqu'il se levait, allait vers la fenêtre pour regarder la pluie. Je me souviens de la courbe sombre de son dos, le contraste qu'elle faisait avec le gris clair du ciel, et de l'expression de son visage. Il paraissait loin, inaccessible, perdu à l'intérieur de lui-même. Pendant un temps, j'ai aimé croire que j'aurais pu le sauver. Mais tu vois comme ça s'est fini. Il n'est plus là, à présent. Il ne reste que moi pour me souvenir de ce qu'il a été.

Elle baisse la tête, car sur ses épaules pèse le poids du regret. Le silence s'infiltre entre nous, s'épaissit dans nos âmes, et tandis que nos corps commencent à s'écarter loin de l'autre, le ciel s'assombrit et la lune se lève. Je regarde par la fenêtre, comme un souffle, une pause dans cette tourmente créée par les révélations. Le jardin luit dans la lumière des derniers instants du jour, et le vent secoue les arbres. Bientôt, il fera nuit.

Soudain, la vieille femme murmure à travers les ténèbres qui envahissent la chambre :

- Antonio et moi n'habitions pas ici. Si tu remontes vers le sud, tu retrouveras la ville où nous vivions. De là, tu pourras sans doute retrouver la trace de leur passé, à lui et à ton père. Il te faudra quelques semaines pour traverser les plaines. La ville est belle. Je crois que ton cœur la reconnaitra.

- Je le ferai. Je dois vous remercier, pour votre temps et votre écoute.

- Ne me remercie pas, petit. Fais attention sur la route. Sois libre. Mais je dois te prévenir. Qu'importe ce qu'il s'est passé dans leur vie d'avant, celle où ils se connaissaient, il se peut que la réalité soit plus dure que toutes tes espérances. Tu comprends ? Soulever le passé peut être dangereux, si dangereux. Mais puisque c'est ta volonté, va. Vis. Et reste fort. Le ciel t'aidera si tu y crois jusqu'à la fin.

Elle ferme les yeux. Ma présence n'est plus qu'un songe pour elle, alors je repars doucement, je quitte la pièce, mais au moment où je m'apprête à fermer la porte, je l'entends chuchoter, enfoncée dans les méandres de son fauteuil, les mains croisées sur ses genoux :

- Tu entends, Antonio ? Les gens s'intéressent encore à toi. Parce qu'ils t'aimaient, mon cher amant maudit.

Je referme la porte, je traverse le couloir, je sors de la maison, et lorsque je passe dans l'allée qui mène au portail, la voix de la vieille femme me parvient, feutrée, subtile comme un mirage, enrouée par les sanglots et la peine, elle m'accompagne, me suit et m'enlace, et lorsque je parviens à m'endormir, elle me délivre et s'envole vers les étoiles.





- Mais moi, je t'aime encore, Antonio. Alors pourquoi es-tu parti ?

Les Héros InconnusWo Geschichten leben. Entdecke jetzt