XXVI.

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J'ai quitté le village. Rien ne m'attendait plus là-bas que le souvenir de cette rencontre avec cette vieille femme, amoureuse encore d'un disparu, du mirage crée par le manque et la tristesse, dans sa version la plus parfaite, idéalisée par tous les moments heureux qu'ils ont passé ensemble, sans égard pour les sentiments de l'autre, ses hésitations, les sanglots dans sa voix, ou la lueur de la peine dans son regard. La femme a oublié tout ça, elle ne garde que le meilleur, l'essence de ce qu'elle aurait voulu qu'il soit, et elle contemple, les jours de soleil, le ciel où se forment ses souvenirs.

Je suis remonté vers la ville, je l'ai traversée, j'ai erré dans ses pentes et ses ruelles, j'ai observé ses habitants, je me suis fondu dans sa masse, dans son intégrité, j'ai cherché dans leurs yeux, dans leurs démarches, dans la foule de leurs dos, j'ai cherché mon père, j'ai cherché la femme, j'ai cherché Antonio, mais il n'y avait rien.

Alors, je suis parti. Et j'ai marché, je crois que je n'ai fait que ça, j'ai marché encore pour arriver plus vite, pour comprendre plus rapidement, pour me trouver là où tout a commencé, les prémices de la fin, le cœur de l'histoire, le centre des émotions, là où mon père et Antonio, côte à côte, se sont épaulés.

Jusqu'à la fin, mystérieuse, obscure comme une ombre, qui plane entre eux et moi.

La route jusqu'à son village d'origine me parait interminable. Pour tromper le temps, lorsque le soir vient et que le soleil décline, je me mets à dessiner des visages. J'essaye d'abord de reproduire celui du guide, et je noircis plusieurs feuilles avec mon souvenir de ses yeux gris et de son visage sec comme la roche. Un à un, je récapitule ceux qui m'ont marqué, et je repense à ces inconnus, ces étrangers anonymes qui ont croisé mon regard, je revois leurs yeux, les contours de leurs nez, le pli de leurs bouches, la racine de leurs cheveux, et je me demande, assis sous la lune qui se bat avec le soleil, si eux aussi se souviennent de moi, comme un désir d'enfant qui me rassure, je me dis que peut-être je n'ai pas complètement disparu, que des gens pensent encore à moi, peut-être qu'eux aussi essayent de me dessiner, et j'espère qu'ils le fassent, avec dans mon cœur le tourment de l'égoïsme et la caresse de l'espoir serrés l'un contre l'autre.

Parfois, en plein jour, lorsque surgit de ma mémoire un moment précieux, je m'arrête de marcher, je m'assois sur un talus au bord de la route, j'écoute le vent et les cris des oiseaux, et je dessine encore. J'ai dans l'espoir de tout dessiner, comme si grâce à ces traits noirs sur la feuille je pouvais tout conserver, et garder intacte la saveur exacte des choses, la réalité des émotions qui m'ont traversé, sans négliger l'autre, en lui offrant une place, en considérant ses sentiments, sans l'absoudre de mon existence et en ne reniant aucun de ses gestes.

Je veux les faire revivre, qu'ils dansent avec moi dans l'herbe haute et les gerbes de blé, qu'ensemble nous marchions, et que nos ombres mélangées n'en forment qu'une seule sur les graviers de la route. Mais lorsque l'obscurité finit par m'empêcher de dessiner, alors je me retrouve seul, et seuls mes pas résonnent dans l'infinité des nuits d'été chaudes et lourdes.

Au bout de plusieurs semaines, je finis par errer plus que je ne marche. Je deviens un fantôme, le spectre de celui que je fus autrefois, et je déambule dans les sentiers, je traverse des villages sans même les regarder, je marche sans but, j'en oublie mon père, j'en oublie Antonio, je ne dessine plus, tout se noie dans le rythme de mes pas, et je n'ai plus le courage de chercher les étoiles. Je crains d'avoir loupé le village natal de mon père, d'être passé à travers sans même avoir écouté mon cœur, ou que je l'ai contourné, simplement, et que je ne le retrouve jamais, que je sois condamné à marcher ainsi pour toujours, maudit par le poids du passé et de la vérité. Pourtant, je ne me retourne pas. Je ne me sens pas la force de repartir en arrière, d'inverser la courbe du soleil, de courir vers ce qui est déjà loin. Alors je marche, car il ne me reste que ça, mes pensées sont des tourbillons noirs qui ne mènent à rien, un éclair de lucidité me vient parfois, des orages passent, le soleil revient, et je suis perdu entre le ciel et la terre.

Les jours s'étirent. J'essaye de faire attention aux villages que je traverse mais mon cœur y est hermétique, et rien de ce qui s'y passe ne m'atteint. Je les contourne comme une ombre, je rase les murs de pierre lorsque le soleil devient trop fort, les habitants me regardent passer mais aucun ne me parle, peut-être ont-ils peur, puis je disparais à la sortie, j'avance à nouveau sur les routes avec un goût amer dans la gorge. La nuit, les étoiles sont cachées par les nuages, et je pose mes mains sur mes yeux pour ne pas me perdre dans cette mer noire et nocturne. Je n'écris plus à mon père. Les feuilles sont froissées au fond de mon sac et les dessins ont des reliefs étranges. Tout me paraît très loin. Le temps s'est dilaté.

Un soir, les contours d'un village se découpent dans les couleurs du ciel. Le soleil est en train de se coucher, et je tombe dans l'herbe. Je m'écarte à peine du sentier où personne ne passe, je m'allonge dans un champs car je n'ai pas la force d'aller plus loin, le village semble à des heures de route, je ne veux pas le traverser, je ne supporterai pas une fois de plus ces yeux vides et ces visages pâles, ces troupeaux d'humains serrés les uns contre les autres, qui me regardent passer, ceux qui ne me voient pas mais qui m'entendent, ces aveugles des sentiments qui m'évitent et me contournent, qui me font disparaître lentement de ceux qui restent et qu'on nomment encore les vivants. Alors je tombe dans cette herbe sèche et jaune, je m'y cache et m'y blotti pour échapper, un soir au moins, à la triste solitude qui me repousse aux bords de l'humanité.

Au crépuscule, je me réveille. Je m'assois dans l'herbe haute, je me tourne vers le soleil, il me brûle les yeux mais je ne cède pas, et je suis sa remontée de l'instant où il dépasse l'horizon à celui où il est plein, entier, éclatant. Des échos de voix me parviennent du village. Les vivants sont réveillés.

Je repars sur le sentier. Mes chaussures sont pleines de la poussière des graviers, et elle s'envole au dessus de moi, s'épaissit dans le ciel qui s'éclaire, me guide en avant, vers les maisons blanches, accolées les unes aux autres comme si elles avaient toutes grandi ensembles, d'un même mouvement, et que le village tout entier était sorti de terre d'un seul coup, unique et inchangé. Le village comme à s'agiter quand j'y parviens, et le soleil désormais haut répand ses rayons sur la falaise, qui descend en pente douce vers d'autres champs et vers le mince filet d'une rivière.

Les maisons de craie blanches me font face tandis que je me suis arrêté, immobile, à quelques mètres de la première façade. Je n'ose pas encore entrer, il me faut prendre le temps de discerner le vrai du faux, de revenir vers ceux qui sont là, actifs, frémissants de vie, de reprendre le fil, il me faut oublier l'errance et les doutes qui m'assaillent, il faut fuir en avant, courir s'il le faut, le traverser à toute vitesse, mon cœur ne me parle plus, il se tait, silencieux mais pesant dans le creux de ma poitrine.

Alors, parce que je ne peux rien faire d'autre que partir vers l'avenir et dépasser les frontières en marchant toujours plus loin, j'entre dans le village. Les maisons m'entourent, les gens se taisent, le vent soupire, et soudain, alors que dans mes oreilles bourdonne le poids du chagrin de ne jamais trouver le village natal d'Antonio, une voix me parvient, forte, décisive, et je m'arrête d'un coup, stupéfait.

Je me retourne.

Une vieille femme se tient là.

Elle me sourit, doucement, sans honte ni hésitation, et par ce sourire elle me redonne la vie, je m'avance de quelques pas, je m'élance vers elle avec le sentiment de plus pouvoir contrôler mon corps, qu'il sait mieux que moi, qu'il marche vers elle avec une conviction sacrée, dénué du doute et de la peur, et qu'il ne reste en lui et en moi que cette confiance innée, que la chair a gardé sans même l'avoir connue ; et cette distance qui ne nous sépare plus me réintègre parmi les vivants, sans reproche, simplement avec l'acceptation de ma perte et de mon errance.

Elle me regarde encore, cherche les traits de mon visage sous la poussière et la fatigue, et quand elle a discerné dans mes yeux la lueur de mon âme, elle déclare :

- Tu ressembles à ton père.

Alors le vent se tait, tout retombe et devient silencieux, car je suis arrivé.

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