V.

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Il se tient debout, courbé, appuyé sur sa canne, sur le perron de la maison. Je suis devant lui, déjà avancé de quelques pas dans le jardin. Il ne m'a pas suivi. Son visage est impassible, et il n'a rien dit d'autre que :

- N'oublie jamais d'où tu viens, fils.

C'est le printemps, et la journée est belle. Le ciel est clair, d'un bleu vif et sans nuage. Il fait frais, et une brise traverse lentement les feuilles vertes des arbres noueux.  Je le regarde, lui qui demeure ainsi seul, sa grande main flétrie par le temps, la cicatrice qui disparait à l'intérieur de sa paume, les tâches sombres, nombreuses comme des étoiles, et je me dis que jamais mon père n'a autant fait partie de la Vie, de la Nature, parce qu'il semble hors du Temps, et si loin, si inatteignable que rien n'a d'emprise sur lui, même moi, son fils.

Et soudain, quand il semble remarquer le trouble qui m'habite, ses lèvres se plissent légèrement en un sourire, comme une excuse silencieuse. Son visage s'éclaire miraculeusement d'un éclat de paix fragile, comme si sa sérénité était indissociable de sa tristesse, que les deux avaient toujours marché ensemble, côte à côte, et qu'aujourd'hui encore elles revenaient, posaient leurs deux mains sur ses épaules frêles, lui montrait l'homme que j'allais devenir, et alors tout disparaissait, et alors plus rien ne semblait insurmontable.

Il lève sa main, me fait un signe bref, je sais qu'il n'aime pas les adieux, et il dit ces mots qui resteront gravés dans mon âme comme les derniers que j'aurais entendu de lui :

- Vis. Le monde est à toi, désormais.

Les Héros InconnusWhere stories live. Discover now