XXXIII.

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La nuit était tombée complètement, et je ne distinguais de la vieille femme que la lueur des étoiles dans le brouillard de ses yeux, et leur reflet brillant sur ses ongles. Elle s'était tue pendant de longues minutes, avait respiré longuement, comme si cette histoire lui faisait mal, que son épine avait été si longtemps passée sous silence que tout ressortir, même dans la nuit où tout s'éteignait, la faisait souffrir, qu'elle devait à elle seule, en tant qu'unique témoin, porter le fardeau de cette famille, les absoudre, les pardonner, les aimer enfin, comme des frères, comme des mères et des amants. Il lui fallait être juste, et pourtant les considérer, aussi imparfaits soient-ils, aussi ignorants et cruels, aussi tragiques et désespérés, il lui fallait percevoir l'amour dans sa violence, et la tristesse dans la haine.

La nuit était tombée complètement, et il ne restait que nous, îlot de souvenir encerclé par le présent, éveillés parmi les rêveurs, dans l'illusion tenace de la fatigue mais dans l'exaltation de la découverte, les yeux dans les yeux, le souffle perdu, les paupières tressautantes, mais les mots comme un rivage, dans le naufrage de la solitude.

Elle me regarda, puis, dans un mouvement elle a pris ma main, sa paume était chaude, sa peau était douce, sa présence était pure, elle a pris ma main et l'a enroulée autour de mes craintes, il n'y avait qu'elle et moi dans la nuit, le village était silencieux, le vent était devenu une habitude, une évidence sur nos peaux découvertes, mon corps l'avait toujours su, j'étais né ici, en même temps que mon père, en même temps qu'Antonio, j'étais né il y a des milliards d'années, j'avais vécu, j'avais su, et j'avais oublié jusqu'à aujourd'hui, jusqu'à maintenant, je renaissais lentement, le vent soufflait sur ma peau, sa main diffusait sa chaleur, sa main me rattachait à la vie, sa main me maintenait parmi les vivants, j'étais arrivé jusqu'à elle, pour elle, pour Antonio, pour mon père, pour les oubliés, j'étais leurs voix, j'étais leurs yeux, j'étais eux, et désormais j'étais là, ici, maintenant.

Elle ne parla pas. Sa chaleur comblait le silence, devenait le plus beau des mots, la plus harmonieuse des phrases. C'était le langage de l'instant, celui qui ne se réfléchit pas, qui ne s'anticipe pas, celui qu'on désire soudain, et qui s'impose doucement, tendrement, maladroit parfois, mais toujours sincère.

J'ai posé ma main sur la sienne. J'ai touché sa peau, j'ai longé ses sillons, j'ai senti ses cratères, ses reliefs, ses creux, comme autant de marques de sa vie. Ils m'ont rappelé les mains de mon père, sa cicatrice, le halo de ses cheveux, l'odeur des fleurs, l'odeur du printemps, la poussière sur ses chevilles, j'avais oublié sa voix et son visage, mais tout ça subsistait, mon père n'avait pas disparu, les détails étaient là, les sensations aussi, il était avec moi dans chacune d'entre elles, il écoutait cette femme, il revoyait l'amie qu'elle avait été dans sa jeunesse, c'était sa main à lui qu'elle serrait dans la sienne, c'était lui qu'elle voyait dans mes yeux, c'étaient leurs cœurs qui battaient ensemble, unis par la mémoire, unis par le vent, unis par leur rencontre.

Pour tous les oubliés, pour le guide, pour sa fille, pour la femme de l'auberge, pour les égarés, pour les visages croisés sur le chemin, pour les regards dans la foule, pour ceux qui ne sont plus là, pour cette vieille femme, pour l'enfant endormie, pour mon père, pour Antonio, pour tous ceux-là j'ai regardé le ciel, j'ai regardé les étoiles, j'ai regardé l'immensité blanche, et pour tous ceux-là, j'ai aimé.

Les Héros InconnusWhere stories live. Discover now