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Un bruit sourd me réveille en sursaut. Mécaniquement, je m'assieds. Où suis-je ? Mon regard embrasse la pièce puis je me souviens : chez Ayden. Durant le trajet retour, j'ai dû m'assoupir sur le canapé.

D'ailleurs, ce dernier me regarde avec un air coupable. Il se frotte la nuque et baisse les yeux sur le sol. Défroissant mon pull, je tente de me donner une contenance.

— Excuse-moi, j'ai voulu aller me coucher sans bruit, mais la table semblait plus proche que prévu, murmure-t-il, confus.

— C'est moi, je n'aurais pas dû m'endormir ici, je vais rentrer.

— Maintenant ?

— Oui, je commence tôt demain matin.

— Laisse-moi te raccompagner, s'empresse-t-il de proposer.

Je marque en temps d'hésitation. Puis, les souvenirs de cette journée affluent en moi, m'amenant à accepter.

Nous enfilons nos manteaux puis sortons dans le froid de l'hiver. Seuls quelques lampadaires éclairent la marche à suivre. La nuit noire enveloppe le village vide. Quelques bars sont remplis, les rires emplissant le silence.

J'enfonce mes mains dans mes poches dans un espoir vain de me réchauffer. Le trajet se déroule dans un calme lénifiant. À contrecœur, je m'arrête devant mon immeuble.

— J'habite ici, dis-je maladroitement.

Ses yeux analysent la façade. Elle ne paie pas de mine, mais de toute façon, je n'ai pas les moyens de me payer autre chose. J'ai un toit sur la tête, je ne vais pas me plaindre.

— Merci pour cette journée, chuchoté-je, comme pour ne pas déranger la nuit.

Il me sourit brièvement, simplement éclairé par la lune bleutée.

— Cela m'a réjoui de t'accueillir et de passer du temps avec quelqu'un, chuchote-t-il.

Pour un peu, il paraîtrait sincèrement ému...

— Alors, à demain ? déclaré-je.

Ayden me dévisage longuement. Il semble vouloir me dire quelque chose. Cependant, au dernier moment, il renonce :

— Oui, à demain.

Après un dernier sourire, je ferme la porte du bâtiment entre nous. À peine entrée dans mon appartement, la curiosité l'emporte et je m'avance vers ma fenêtre. Je le distingue encore en bas. Inexplicablement, il lance rageusement son poing en l'air. Par la suite, il prend le chemin inverse d'un pas rapide et saccadé. Que se passe-t-il ? Pour quelle raison a-t-il changé d'état d'esprit aussi rapidement ?

Les sourcils plissés, je m'appuie sur la fenêtre jusqu'à ne plus le voir. Pourquoi avait-il l'air si énervé ? Désemparée, je déambule dans mon salon.

Cette journée est passée à une vitesse hallucinante. Nous avons passé notre temps à discuter ou simplement à contempler la mer en silence. Finalement, je m'y suis acclimatée et trouve un certain repos dans son mutisme.

Ayden semble quelqu'un de complexe. J'ai appris à mieux le connaître aujourd'hui. Néanmoins, j'ai du mal à le cerner : j'ai l'impression qu'il cache quelque chose.

* * *

— Te voilà, je commençais à me demander si tu allais venir, affirmé-je lorsqu'il passe le pas de la porte.

Comme à son habitude, il se dirige vers sa table, sauf qu'elle est prise par un autre client.

— Donc, tu t'es dit que tu pouvais donner ma place à quelqu'un d'autre, s'étonne-t-il.

— Exactement, ris-je face à son visage choqué.

Je lui désigne la chaise voisine. Pas de bonté de cœur, il s'y installe. Visiblement renfrogné, il râle à voix basse. Amusée, je m'éclipse afin de préparer sa commande.

— Bonjour tout le monde, déclare Jacques au moment où je ressors de la cuisine.

— Bonjour, souris-je, enthousiaste.

Après avoir servi Le Glacier, je rejoins mon patron au comptoir. Il porte un dossier de taille plutôt conséquente.

— Tu voudrais bien m'amener un café ? Il faut que je me charge des comptes.

Il pourrait le réaliser chez lui. En réalité, il prétend venir ici pour la vue. Seulement, je sais pertinemment qu'il cherche de la compagnie.

Lorsque je le rejoins dans le bureau attenant au bistrot, il est assis face à de nombreuses factures. Toutefois, son regard semble aimanté par la fenêtre qui donne sur la mer.

— Tu m'as l'air d'aller mieux, affirme-t-il, le regard toujours sur l'étendue bleue.

J'approuve, sentant moi-même que je parviens à oublier cet épisode douloureux avec Armand.

— J'en suis heureux, Rosalie.

Il se tourne finalement vers moi, un air soulagé sur le visage.

— Honnêtement, j'avais peur que tu ne sombres à nouveau, avoue-t-il du bout des lèvres.

— Non, jamais. Je te l'ai promis, je ne te décevrai pas, m'exclamé-je, presque offusquée.

— Tu ne peux pas m'en vouloir de m'inquiéter pour toi. Tant que je ne te verrais pas vraiment heureuse, je serai inquiet, sois-en certaine. Nous savons tous les deux que tu ne l'es pas actuellement.

Je relâche l'inspiration que j'avais prise pour le contredire. Prenant mon silence pour une approbation, Jacques s'avance vers la fenêtre.

— Le jour où tu atteindras le bonheur, sois-en consciente.

Son grand âge doit l'amener à ce genre de réflexion forte. Au fond, je me sens touchée qu'il puisse autant croire en moi.

En revanche, qu'il ait pu penser à une quelconque rechute de ma part me blesse. Quand il m'a donné ce travail, il m'a fait promettre de ne plus jamais toucher à quoi que ce soit, de ne plus retomber si bas sans avoir essayé d'en parler à quelqu'un. J'ai toujours tenu cette promesse. En doute-t-il ?

La discussion étant close, je quitte la pièce. Le sourire retrouvé depuis hier a disparu. Cependant, je donne le change devant la clientèle. À l'instant où je passe devant la table d'Ayden, il fronce les sourcils. Simplement, j'accélère le pas pour ne pas avoir à lui expliquer le pourquoi du comment. Sinon, je me verrais obligée de lui raconter mon histoire familiale et mon passé douloureux. Manifestement, il le comprend puisqu'il ne me pose pas la moindre question.

Effectivement, il pose ce qu'il me doit sur le comptoir, hoche la tête dans ma direction puis sort sans plus de cérémonie.

Je m'en veux. Après tout, il m'a accueillie hier et, je laisse quelqu'un d'autre prendre sa place involontairement, je ne lui ai quasiment pas parlé.

Réprimant un soupir, je récupère la monnaie et suis surprise de découvrir un bout de papier parmi ces bouts de ferraille :

Je vois bien que quelque chose ne va pas et que tu ne veux pas en parler. Si tu changes d'avis, tu sais où me trouver. Sinon, tu peux toujours m'appeler.

Il a joint son numéro de téléphone. Son écriture s'avère légèrement penchée, les lettres serrées. L'autre côté de la feuille n'est autre qu'un ticket de caisse. Remarquant qu'il montre l'achat de quelques fruits et légumes et d'une bouteille de vin, je souris.

Ayden me tend la main, dois-je la prendre ou bien la rejeter ?

Démunie, je demeure immobile. Les rouages de mon esprit fonctionnent à vivre allure, cherchant une explication au comportement de cet homme. Après tout, il a affirmé qu'il souhaitait une amie. Et les amis agissent ainsi. Seulement, je ne parviens pas à m'en convaincre totalement.

D'autres clients entrent et je m'empresse de ranger le mot dans ma poche, comme s'il s'agissait d'un précieux secret que je ne devais pas dévoiler.

Avec ou sans sucre ?Where stories live. Discover now