Armand me tend une assiette généreusement remplie, comme toujours.

— Merci.

Il dépose un baiser sur ma joue, visiblement joyeux. Je lui offre un semblant de sourire avant de ressortir de la cuisine, prise d'une soudaine lassitude. La routine ? Appelez cela comme vous voulez. Au fond, ça ne me dérange pas plus que cela. Nous avons toujours entretenu une relation platonique. J'ai su m'en accommoder au fil du temps.

J'apporte son repas à l'homme sans aucune manière. Il lève ses yeux glacials vers moi puis me remercie d'un simple hochement de tête.

Je m'en vais sans demander mon reste. Agacée, je jette sans ménagement mon tablier sur le comptoir.

— Une bière. Rien de mieux contre les passages à vide, me conseille quelqu'un.

Sursautant, je me rends compte qu'il s'agit de Chris, un habitué d'une quarantaine d'années. Je m'entends plutôt bien avec lui et suis toujours ravie de le voir ici.

— Je ne peux pas boire de l'alcool alors que je suis en service, soupiré-je.

— Qui te dénoncera ? Le couple de personnes âgées ? Ton mollasson de petit ami ?

— Il n'est pas mollasson ! m'exclamé-je, tentant vainement de prendre sa défense.

— Ou bien cet homme étrange qui boit une soupe à trois heures de l'après-midi ? Depuis quand des touristes viennent ici en plein mois d'octobre ?

— Ce sont des choses qui arrivent, Chris.

— Vraiment ? Tu m'apprends quelque chose Rosie, rétorque-t-il ironiquement.

— Je t'en remets une ? proposé-je en voyant son verre vide.

— Si tu me prends par les sentiments, pourquoi pas. Tu sais vendre, je te le dis.

Je ris doucement en le resservant. Je n'agis pas comme ça avec tout le monde. Seulement, j'ai tissé des liens particuliers avec lui, il incarne le grand frère que je n'ai jamais eu. Il vient ici quelques fois, histoire de se retrouver hors du cocon familial, même s'il est très attaché à sa femme et ses enfants.

— Raconte-moi les ragots, je suis certain qu'il y en a de nouveaux depuis que je ne suis pas venu.

— Il se passe quelque chose chez toi pour que tu deviennes si féminin ? m'amusé-je.

— Je te rassure, tout va bien dans ma famille.

— Bien, dans ce cas, sois franc. Que veux-tu savoir sur qui ?

Travailler dans un café se révèle intéressant sur bien des points. Nous finissons par connaître la vie de tout le monde. Évidemment, je ne répète pas tout. Mais, il y a des commérages que le village entier finit par connaître.

— Mon voisin, va-t-il vraiment déménager ou bien est-ce simplement une ruse pour me mettre encore plus en rogne ?

Les histoires de voisinage, je pourrais presque en écrire un livre. Chris et son voisin ne peuvent pas se voir en peinture et mon ami n'attend qu'une chose : qu'il change de maison. Il attend cela, en vain. Et je serais presque confuse de devoir lui annoncer la nouvelle.

— Je suis désolée Chris, mais, cette rumeur est fausse. Il m'a affirmé vouloir rester ici encore un bon moment. Entre toi et moi, je crois qu'il t'aime bien, lui chuchoté-je, comme s'il s'agissait d'un secret.

Il grimace, manifestement déçu et je ne peux pas m'empêcher d'éclater de rire.

— Sentiment non réciproque dans ce cas. Il ne peut pas simplement déménager plus loin ? Il n'y a pas suffisamment de place dans ce monde ? Rien que de le voir, ça m'horripile.

— Mais ce pauvre homme ne t'a rien fait que je sache, affirmé-je en essuyant un verre.

— Si. Nous avons un chemin commun et ce «pauvre homme » comme tu dis, a décidé de mettre un portail, me bloquant le passage.

Je secoue la tête, amusée par cette situation. Ce riverain m'a avoué avoir agi ainsi uniquement parce que Chris commençait à bricoler à neuf heures, le samedi matin. S'ils s'expliquaient calmement, je suis certaine qu'ils s'entendraient bien. Mais, l'un comme l'autre sont bien trop têtus et fiers pour s'abaisser à effectuer le premier pas.

— Je n'ai plus qu'à annoncer cette information à ma femme, dit-il d'un air dramatique, terminant sa bière.

— Tu n'exagères pas un peu ?

— Lorsque quelqu'un te pourrira la vie, tu me comprendras. Bon, je dois y aller.

Il se lève et me tend un billet de vingt euros.

— Garde la monnaie, me sourit-il.

— Mais, c'est beaucoup trop, balbutié-je.

Gênée, je lui rends son argent.

— De toute manière, je n'ai pas de pièces sur moi. À bientôt Rosie !

Je n'ai pas le temps de réagir qu'il est déjà sorti. Mal à l'aise, je récupère la différence dans la caisse et la glisse à l'intérieur mon porte-monnaie à pourboires. Il m'arrive d'en recevoir et cela me permet d'arrondir mes fins de mois. Pourtant, c'est plutôt rare d'en obtenir un si conséquent...

L'homme froid – peut-être dois-je l'appeler le Glacier ? – s'appuie soudainement sur le comptoir.

— Serait-il possible de régler ?

— Évidemment, quatre euros s'il vous plaît.

Il me tend un billet de cinq. Lui me demande la monnaie par contre. D'un hochement de tête, il me salue et remet sa capuche avant de sortir.

Étrange cet homme.

Avec ou sans sucre ?Where stories live. Discover now