Le Monde Central : La Tisseuse de Rêves

Chapitre 39 : Sérèna

Séréna continuait sa progression, chaque pas résonnant avec un écho mystique dans la grotte. À chaque embranchements, elle laissait derrière elle des marques luminescentes, des runes de l’arcane de l’Esprit, qu’elle traçait dans l'air avec un geste de la main, chaque symbole pulsant d'une lumière douce avant de s'évanouir dans la roche. Des cristaux oranges commencèrent à jalonner son chemin. Leur éclat se faisant plus intense, comme un écho du pouvoir qui l’attirait toujours plus profondément dans les entrailles de la terre. Elle atteignait régulièrement des salles souterraines de plus en plus grandes. Les stalactites nimbées par la lumière des gemmes donnaient à la grotte un aspect irréel à la fois magnifique et un peu inquiétant. À la sortie d'un virage, elle distingua une lueur plus forte à l'issue du boyau qu'elle avait emprunté quelques minutes plus tôt. Malgré elle, la jeune femme pressa le pas et pénétra dans un immense espace aussi grand qu'une cathédrale. Elle fut saisie par l'immensité de l'espace, le plafond s'élevant à plus de trente mètres au-dessus de sa tête. Les parois étaient un tableau vivant de cristaux gigantesques, certains d'une taille dépassant celle de l'arche marquant l'entrée. En descendant prudemment l'étroit escalier taillé à même la roche, elle se sentait comme engloutie dans un monde ancien et oublié, où chaque pierre et chaque gemme vibrait d'une histoire plus ancienne que le monde.
L'air en bas était glacial. Son souffle se transformait en fumée à chaque exhalation. En réprimant un nouveau frisson, Séréna invoqua avec prudence l'arcane du feu, en se concentrant sur l'idée de la chaleur rassurante que les flammes d’une cheminée produiraient sur son corps transi. Peu à peu, son sang et ses os se réchauffèrent et non loin d'elle, un cristal rouge scintilla, comme en résonance à sa propre magie. La sensation de tiraillement, l'incitant à avancer toujours plus loin, se fit plus intense. Désormais, chaque fois qu'elle utilisait l'arcane de l'Esprit pour marquer son chemin, un fil doré semblait se dessiner devant elle, illuminant la pénombre. On dirait un chemin de quête, pensa-t-elle, de plus en plus intriguée par ce guidage mystérieux.
Elle progressait lentement, naviguant prudemment entre les cristaux gigantesques. Elle en frôla un bleu du bout des doigts. Il se mit à briller à son contact et Séréna perçut la magie de l'eau contenue à l'intérieur. C'était un pouvoir brut, sauvage et indompté. Pour qu'un Mage Centralien puisse un jour en faire usage, il devrait être extrait, raffiné et enchanté par un des membres de la Tribu. L'enchantement des cristaux était un secret soigneusement conservé par les Enchanteurs, un savoir vieux de plusieurs siècles.
Laissant le cristal d'eau derrière elle, elle reprit sa route. Arrivée au milieu de l'immense salle souterraine, elle se risqua à lever les yeux pour embrasser l'immensité de la grotte. C'est alors qu'elle aperçut, tout en haut de la voûte, une faille qui devait saillir sur le flanc d'une montagne. Quelques Lunes étaient visibles au travers du gouffre. Séréna savait que de par leur révolution actuelle, son propre astre et ceux de ses amis se trouvaient très loin de Centralia, un avantage dont Sigrid et le Rêveur Noir avaient profité pour lancer leur attaque sur Tamara, Damien et elle. Mais en cet instant, alors qu'elle contemplait une Lune qui n'était pas plus grosse qu'une tête d'épingle, Séréna sut sans l’ombre d’un doute qu'il s'agissait de la sienne : son éclat réchauffait son cœur, comme la toute première fois qu’elle avait découvert la plage, son tout premier Songe. Sa magie des Rêves s'éveilla et c'est tous les cristaux autour de la Tisseuse de Rêves qui s’illuminèrent et entrèrent en résonance avec elle. Un bref moment, elle entrevit les possibilités infinies qu'offriraient la combinaison du pouvoir des Arcanes et de celui des Rêves. Mais bien vite le verrou imposé à sa magie par la Reine fit son œuvre, et l'alchimie, rompue. L'éclat des cristaux se ternit pour revenir à un faible scintillement. Mais Séréna sentait son pouvoir Onirique palpiter en elle, lutter contre cette entrave invisible. L'appel se fit à nouveau sentir, plus insistant encore. Après avoir jeté un dernier regard à sa Lune, qui semblait luire plus intensément que tous les autres astres, la jeune femme repris sa route. Plusieurs nouveaux boyaux partaient du fond de la grotte, certains brillant plus que d'autres. Séréna ferma les yeux, se laissant toujours entraîner par ce qu'elle ressentait désormais comme un tiraillement dans sa moelle. Ses pas la menèrent vers un tunnel à demi dissimulé par un amas rocheux. Il était si bas de plafond qu'elle fut contrainte de se baisser pour y entrer et de continuer d'avancer ainsi courbée. Le passage s'élargit et déboucha sur une nouvelle salle plus petite. L'orange et le violet prenaient peu à peu le pas sur les autres couleurs. Elle poursuivit son chemin, toujours plus bas. Elle courait presque à présent, car le pouvoir qui l'attirait à elle infusait un sentiment d'urgence par le lien. Depuis combien de temps arpentait-elle ces galeries ? Sa montre électronique avait cessé de fonctionner dès qu'elle avait posé le pied sur sa Lune, et elle n'avait pas pensé à demander à Charlie où à Lénaïc de lui en procurer un modèle plus local.
L'appel cessa à l'instant où elle déboucha dans une ultime salle. Celle-ci ouvrait sur un lac souterrain aux eaux cristallines. Dans cette salle, l'orange dominait. Quelques cristaux des arcanes élémentaires et de l' me persistaient, mais cet endroit était clairement dominé par l'arcane de l'Esprit. Séréna s'avança prudemment vers le lac, l'eau était transparente et sa surface qui semblait figée renvoyait le reflet exact des parois de la grotte. Le silence paraissait encore plus absolu que partout ailleurs, c'en était assourdissant. Elle avait un goût minéral dans la bouche. Le tiraillement repris dès l'instant où elle se pencha pour observer le fond du lac qui était littéralement tapissé par un amoncellement de cristaux de l'Esprit. Seules quelques touches de violet étaient visibles çà et là. Le calme s'empara de la jeune femme, la libérant de toutes ses appréhensions. Comme si tout son parcours, tous les choix qu'elle avait fait dans sa vie avaient eu pour but de l'amener ici et maintenant.
Séréna entreprit de faire le tour du lac avec précaution. Il n'était pas bien grand et elle ne remarqua rien de suspect. Le seul moyen de ressortir était l'étroit tunnel par lequel elle était arrivée. Nulle âme qui vive, nulle créature étrange ne l'attendait tapie dans un recoin sombre. Elle se mit alors à réfléchir, quelle pourrait être la prochaine étape ? Elle s'était laissé entraîner jusque-là par la magie, à présent qu'attendait-on d'elle ? Elle en avait bien une idée grâce au lien qui l'invitait sans relâche vers le lac, mais la peur se saisit d'elle. Qui aurait eu intérêt à l'attirer au plus profond d'un gouffre, auprès d'un lac souterrain ? C'était un excellent moyen pour Sigrid de se débarrasser d'elle sans témoins.
Non... Non réfléchis... Ce lieu est un des endroits les plus sacrés pour les Centraliens, cette nuit la Magie des Rêves est à son apogée, Sigrid ne peut t'atteindre ici. Se força-t-elle à raisonner. Personne ne peut pénétrer dans ce lieu sans franchir l'Arche. Les autres aspirants ignorent même ta présence. Non cet appel ne peut être malveillant.
Après un nouveau temps d'hésitation, Séréna se décida à plonger prudemment sa main dans l'eau. Elle était glaciale, et les rides qu'elle provoqua à sa surface brouillèrent le reflet parfait des cristaux sur les parois. Elle lança avec prudence une vrille de sa magie de l'eau au travers du lac. Elle y décela des êtres vivants microscopiques, le lent courant des sources souterraines qui l’alimentait, mais aucune créature sous-marine susceptible de s'en prendre à elle. Ce n’était plus le moment d’hésiter. Si c'était réellement un pouvoir bienveillant qui l'avait menée ici, elle ne pouvait plus se permettre de perdre du temps. Elle quitta sa veste, et ses bottes et attacha ses cheveux dans un chignon bien serré.
L'eau était glacée lorsqu'elle s'y immergea. Les paroles de Lénaïc lui revinrent en mémoire. "Tu es une Mage de l'eau, elle sera ton alliée en toutes circonstances." Ça n’était pas un hasard si cet appel l’avait menée jusqu’à son élément de prédilection. Sa magie réagit avec facilité. Son corps transi s'habitua progressivement à la température de l'eau, car la réchauffer était exclue sous peine de menacer son écosystème tout entier. Alors qu'elle contraignait son corps à s’adapter, grâce à son pouvoir, elle cessa de trembler, et le calme qui s'était emparé d'elle à son arrivée revint. Elle nagea jusqu'au milieu de l'étendue d'eau, et observa longuement les cristaux qui nimbaient le fond du lac d'un mélange d’éclats orange avec quelques touches de violet. Séréna se renversa sur le dos, faisant la planche. Si elle était excellente nageuse, elle n'avait jamais été très douée en apnée. Elle prit plusieurs profondes inspirations, en se répétant qu'elle en savait suffisamment sur la magie arcanique pour réussir ce qu’elle voulait entreprendre. Sa Magie des Rêves était trop restreinte pour qu'elle puisse tisser un Songe qui lui permettrait de respirer sous l'eau. Alors c'est aux arcanes du Vent et de l'Eau qu'elle fit appel. Quand elle sentit qu'elle était prête, elle prit une dernière grande inspiration et plongea. La bulle d'air qu'elle avait convoquée grâce à ses pouvoirs se matérialisa autour de sa tête exactement comme elle l’avait prévu. Sortilège de Têtenbulle, merci J.K . Rowling ! Songea-t-elle avec une reconnaissance teintée d’amusement. Puis, elle utilisa à nouveau les deux arcanes combinés pour provoquer un courant qui l'entraîna toujours plus bas. La transparence de l'eau lui avait donné une idée trompeuse de sa profondeur. Le fond était bien plus distant qu'elle l'avait estimé, et Séréna commença à se demander si l'oxygène contenu dans sa poche d'air serait suffisant. Dans une ultime poussée, elle atteignit enfin le cristal de l'esprit le plus grand, celui dont l'éclat était le plus chatoyant. Séréna s'en saisit et le contact contre sa main était étrangement chaud en dépit de la profondeur glacée.
C'était comme si le cristal lui-même reconnaissait sa présence, répondant à son toucher par une lumière éblouissante qui l'aspira dans une autre réalité. Le souffle coupé, elle se retint d'ouvrir la bouche, craignant que l’eau n’envahisse ses poumons. Cependant, la sensation liquide et froide disparut, laissant place à un vide éthéré. Prudemment, Séréna tenta une timide inspiration et découvrit avec stupéfaction qu'elle n'avait plus vraiment besoin de respirer. Plus alarmant encore, elle semblait dépourvue de corps physique. Ses yeux, initialement serrés sous l'effet de la panique, s'ouvrirent lentement pour révéler qu’elle flottait dans un néant absolu, un espace où ni haut ni bas n'existaient.