Chapitre 1

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En ce vendredi soir, les amis de Séréna Kellerwick l’avaient laissé tomber. Cette infirmière tout juste âgée de vingt-cinq ans travaillait dans une Salle de Réveil d’une Clinique réputée d’une grande ville du Sud de la France. La jeune femme était d’autant plus déçue qu’elle aurait souhaité partager avec ses deux meilleurs amis la drôle d’expérience qu’elle avait vécue l’aprés midi même.
Ce jour-là, elle avait été de garde toute la journée, et comme bien souvent elle avait pris en charge une urgence: un vieil homme souffrant d’une fracture du col du fémur. Le patient était agité, douloureux et certainement déshydraté. La procédure de prise en charge imposait la pose d’un nouveau cathéter veineux. Séréna avait procédé avec des gestes lents en expliquant au vieux monsieur chaque geste qu’elle faisait. Pour détendre l'atmosphère, la soignante avait commencé à raconter d’une voix douce un rêve qu’elle avait fait la veille et qui lui revenait de manière récurrente: il commençait toujours de la même façon. Elle se trouvait sur une plage de sable blanc. L’eau avait trois nuances de bleu turquoise, elle était si claire que Séréna pouvait distinguer au travers les poissons et les coquillages multicolores qui y abondaient. Le soleil était à son zénith et diffusait une chaude lumière. Une douce brise soufflait ramenant l’odeur des embruns et la mélodie régulière du ressac des vagues appelait à la méditation.
L’espace d’un instant fugace, la jeune femme avait eu l’impression que les murs blancs de la Salle de Réveil s’estompaient, laissant place à l’océan, aux cocotiers et à à douce chaleur du soleil sur sa nuque. Puis elle était revenue au moment présent. Le patient s’était apaisé et elle avait pu terminer tranquillement ses soins.
Un moment plus tard, pendant un temps de pause, une collègue était revenue sur ce qui venait de se passer.

“- C’est incroyable ce qu’il s’est passé tout à l’heure. Lui dit Isabelle, l’Aide Soignante avec qui Séréra préférait le plus travailler. Je voyais presque la plage quand tu racontais ton rêve à ce patient. Tu m’as fait voyager bien loin d’ici.
-Et pourtant, avait répondu Séréna en riant. Le seul bord de mer que j’ai jamais contemplé, c’est celui de Palavas les Flots. Il n’a rien de très exotique.”

La journée de travail s’était terminée et la jeune infirmière avait été plutôt heureuse qu’on ne lui impose pas de revenir le lendemain. Les soignants de tous les établissements de santé étaient mobilisés contre une nouvelle épidémie étrange qui avait frappé le monde depuis quelques mois. Séréna partageait son temps entre la Salle de Réveil pour assurer les urgences chirurgicales et le secteur d’hospitalisation de fortune qu’on avait érigé en catastrophe pour faire face à l'afflux de malades. L’entièreté de la planète avait été touchée sans qu’on puisse identifier ni de patient zéro ni de zone de départ. Un matin plusieurs milliers de personnes ne s’étaient pas réveillées après leur nuit de sommeil. Elles étaient restées alités, incapable de revenir à elles. Cette énigme pour la médecine avait pris un tour encore plus inquiétant lorsque les malades s’étaient brutalement mis à décéder par vague sans symptômes supplémentaires apparents. La panique s'était emparée du Monde entier et les soignants de tous les pays avaient une nouvelle fois été sollicités pour prendre soin des populations.
Séréna n’avait pas de famille. Les deux êtres qui comptaient le plus pour elle étaient ses deux meilleurs amis Damien et Tamara. Elle avait acceptée toutes les gardes supplémentaire que le Plan Blanc lui avait permit. Mais ce soir-là, elle se sentait plutôt lasse. Elle avait espéré voir ses amis, mais tous deux avaient prétexté une grande fatigue et décliné son invitation. Seule et un peu triste dans son petit appartement, elle s’était fait livrer des sushis, puis elle s’était tranquillement installée devant la télévision en regardant un film qu’elle connaissait par cœur. Elle avait laissé son esprit dériver.
La jeune femme n’avait jamais connu la douceur d’un foyer et d’une famille. Elle avait grandi, baladée entre plusieurs établissements de la protection de l’enfance et son tout premier ami était Damien, lui aussi un enfant placé. Ils avaient bien vite compris qu’ils ne pourraient compter que sur eux-même et s’étaient promis de toujours veiller l’un sur l’autre. Des années plus tard, alors qu’ils étaient adolescents, ils avaient fait la connaissance de Tamara. Les trois jeunes gens entretenaient une passion commune pour la pop culture et les Jeux de Rôle et devinrent très vite inséparables. En grandissant il avaient continué à s’adonner à ce loisir, aussi bien autour d’une table qu’en Grandeur Nature.
Séréna était inquiète. Elle espérait que ses amis n’étaient pas en train de succomber à cette étrange affliction du sommeil. La jeune femme se promit qu’elle passerait les voir le lendemain pour s’assurer qu’ils allaient bien.
Épuisé par sa semaine de travail chargée, Séréna finit par s’endormir sur son canapé. Bien vite elle commença à rêver. Une autre particularité qu’elle partageait avec ses amis : ils étaient des Rêveurs Lucides. C'est-à-dire qu’ils étaient conscients d’être en train de rêver et avaient une maîtrise totale de leurs univers oniriques.
Le rêve de Séréna commença de manière tout à fait banale, comme bien souvent, sur la plage de sable blanc. Mais quelque-chose d'inattendu se produisit : un intrus fit irruption dans son rêve sans qu’elle l’y ait invité. Il s’agissait d’un homme tout de noir vêtu. Sa tenue évoquait celle des Nazguls ou des Détraqueurs, issue d’histoires que Séréna affectionnait particulièrement. Mais ce type en costume noir avait pour la jeune femme quelque chose de dérangeant. Elle ne faisait jamais de cauchemars, ou très peu, une autre particularité des Rêveurs Lucides. Mais plus elle essayait de faire disparaître de son songe ce gêneur indésirable, plus sa présence semblait menaçante. Séréna passait d’un Rêve à l’autre mais l’homme en noir la poursuivait. Inexorablement, il se rapprochait. La Rêveuse comprit que si jamais ce sinistre personnage parvenait à l’atteindre, elle sombrerait dans les ténèbres avec lui.
Elle essaya tout pour tenter de lui échapper, même ce rêve si facile où elle pilotait un chasseur stellaire aux ailes en forme de X. Peine perdu, l’homme en noir se rapprochait toujours et il finit par la saisir vivement par le bras. Séréna perdit alors tout contrôle sur son univers onirique. Son agresseur l’entrainait inexorablement vers une partie de ses rêves dont elle ne s’approchait jamais. Un endroit où elle refoulait les cauchemars qu’elle ne parvenait pas à affronter. Son enfance orpheline et solitaire, le vide dans son cœur laissé par l’absence de parents aimants. Son assaillant l’emmenait au plus profond de sa propre obscurité. Séréna hurla, essayant toujours désespérément de se libérer.
C’est alors qu’un autre intrus fit irruption dans son rêve. C’était un jeune homme roux, plutôt de petite taille, le visage constellé par des taches de rousseurs et de grands yeux verts. Le rouquin la saisit par l’autre bras et une lumière blanche jaillit de sa main libre. Séréna se sentit violemment tiraillée par deux forces opposées. Et soudain son rêve éclata en mille morceaux. Elle s’éveilla en sursaut, couverte de sueurs en sécurité dans son salon.
C’était sans compter sur le jeune homme aux yeux verts qui tenait toujours fermement sa main. Il se tenait au-dessus d’elle, en équilibre précaire sur les coussins du canapé. Séréna se mit à hurler sous le coup de la surprise, le rouquin aussi avant de trébucher et de chuter lourdement au sol.
La jeune femme réagit d’instinct. Elle envoya son pied en plein dans la figure de l’intrus, bondit et saisit une épée en mousse posée dans un coin en vue d'un prochain week-end de Jeu de Rôle Grandeur Nature. Utilisée intelligemment, l'arme était inoffensive, mais en frappant fort elle pouvait causer des dégâts , Séréna en avait été témoin plus d’une fois.

“-N’approchez pas ! Hurla-t-elle en essayant de masquer le tremblement de sa voix.”

Le garçon était toujours à terre frottant sa joue endolorie. Il se releva très lentement en prenant garde de laisser ses mains bien en évidence.

“-Séréna, dit-il doucement. Je ne suis pas sûr que nous soyons en sécurité ici. Le Rêveur Noir, j’ignore s’il sait comment passer d’un Monde à l’autre.Je t’en prie je ne te veux aucun mal.
-Comment connaissez-vous mon nom? Et qui êtes vous ? Demanda Séréna toujours sur la défensive.
-Je m'appelle Lenaïc Stronghold. Je suis ton Guetteur… Une sorte de gardien de tes rêves. Tu n'étais pas censé me voir… C’est parfaitement incroyable! Répondit le Rouquin.
-Mes rêves n’ont pas besoin de Gardien je vous remercie. Qu’est ce que vous voulez dire par “Tu n'étais pas censé me voir” ? Je ne suis pas aveugle. Dit-elle de plus en plus confuse.
-Mon sort d’occultation est pourtant toujours actif… Je le sens. Tu ne devrais pas être capable de me distinguer. Mais ta Magie est en train de dépasser la mienne. Répliqua-t-il.
-Sort d’occultation? Magie ? Vous êtes malade !? S'écria Séréna. Écoutez, je ne sais pas comment vous êtes rentrés chez moi, mais vous allez partir d’ici sur le champ ou j'appelle la Police !
-Je t’en prie Séréna, insista Lénaïc. Tu cours un grave danger et la Police Terranéenne ne pourra rien pour te protéger. Je t’en conjure il faut que tu me crois. Je ne suis pas armé et je te donne ma parole que je ne te ferai jamais de mal. Est-ce que tu veux bien baisser ton arme et qu’on discute calmement ?”

Séréna toisa longuement le jeune homme. Son coeur battait à tout allure, elle était encore sous le choc de son cauchemar avec l’homme en noir. Une chose était certaine, sans l’intervention du Rouquin dans son rêve, elle y serait sans doute encore piégée. Elle réfléchit encore de longues secondes, puis très lentement elle baissa son épée.

-Cinq minutes. Dit-elle finalement à Lenaïc. Et si ce que j’entends ne me plait pas je n'hésiterai pas à vous sortir de chez moi à coup de pieds s’il le faut.

Le Monde Central : La Tisseuse de Rêves Where stories live. Discover now