Chapitre 1 partie 3

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Après s'être forcé à saluer quelques collègues qui lui répondirent à peine il laissa Jules et descendit par un court escalier pour arriver à la cave de l'immeuble, « la crypte » comme disait Bruno. C'était là son domaine, un couloir et quatre petites pièces mal éclairées, la première à gauche étant son bureau et donnant directement sur la cage d'escalier.

Il l'avait choisie pour toujours avoir un œil sur qui descendait le voir. Les deux pièces du fond servaient à stocker du vieux matériel informatique qui ne serait sans doute plus jamais utilisé.

Un pessimiste aurait pu décrire cela comme un cagibi sordide, où on l'avait exilé dans l'espoir de le faire démissionner. Du moins c'est ce que Jean supposait. La note de service qui l'avait envoyé là remontait à six mois et précisait juste que c'était un déplacement temporaire pour cause de travaux au premier étage. Des travaux toujours pas de traces, mais en revanche lui était définitivement relégué dans son trou à rats.

Et en fait cela lui convenait désormais, réalisa -t'il en sortant sa PlayStation 3 d'un des tiroirs de son bureau en bois mélaminé bas de gamme qui occupait la majorité de la pièce. Il la raccorda à l'écran de son PC, mais avant de la lancer il se força à se connecter sur la boite de messagerie de l'entreprise. Toujours rien pour lui, ni tâche ni nouvelle affectation. Alors, comme il le faisait tous les jours depuis presque quatre mois et la fin de son dernier projet, il rédigea un court mail pour annoncer qu'il était présent et disponible sur son lieu de travail. Il mettait un point d'honneur à rédiger le message en changeant de formule chaque jour, plutôt que de copier coller celui de la vieille. Puis, fier d'avoir accompli sa seule action concrète de la journée, il se pencha sur un autre tiroir pour y choisir son jeu du moment.

Cet isolement n'était pas le fruit du hasard Jean en avait douloureusement conscience. C'était la somme de la haine et de la jalousie de ses collègues qui n'avaient pas arrêté de se plaindre de sa soi-disant bizarrerie qui perturberait l'équipe. Des femmes s'était aussi plainte de ses regards trop insistants, à l'initiative de cette garce de Clarisse bien entendu. Comme si un regard pouvait être insistant ! Il avait peut-être un peu lorgné sur ce qui était exhibé sous son nez, mais rien de déplacé à son avis.

Tout en plaçant un CD dans le lecteur de la console Jean se dit que plus d'une personne aurait malgré tout considéré qu'il menait une existence de rêve. Car en effet, depuis plusieurs mois il était concrètement payé à ne rien faire.

Au début cela n'avait pas été de tout repos, le fait de ne plus avoir d'objectif l'avait même horriblement stressé. Il avait erré dans le sous-sol et plus rarement dans les couloirs des étages supérieurs en se demandant ce que pouvaient bien ressentir les fourmis privées de travail au sein de leur fourmilière. Jules, à qui il s'était confié, lui avait confirmé que c'était une autre méthode pour le faire craquer et se débarrasser de lui sans lui payer trop d'indemnités de départ. Après l'exil était donc venu l'abandon.

Le piège était pernicieux. Soit l'ennui le rendrait fou, soit il commettrait tôt ou tard une faute justifiant son renvoi avec une réduction des indemnités de départ. Comme se rendre sur un site porno avec l'ordinateur du bureau ou jouer à un jeu en ligne. Bloqué devant un PC sans travail ni possibilité de se détendre, il connaissait l'enfer de l'informaticien à n'en pas douter.

Un soir il avait fini par demander de l'aide sur le forum du 18-25 de discussimo.com, dont les membres étaient toujours de bon conseil.

Loin d'être un endroit réservé aux discussions sous surveillances comme sur d'autres forums, c'était avant tout un espace de conversation totalement libre où Jean pouvait se lâcher et se ressourcer. Là-bas, dans cette place virtuelle, personne ne le jugeait ou ne le trouvait bizarre car tous l'étaient plus ou moins. Les questions les plus folles trouvaient réponses et les discussions les plus extrêmes pouvaient être menées en toute tranquillité, loin de la censure des autres médias d'internet.

Jean y était comme un poisson dans l'eau depuis des années et pour une fois c'est lui qui avait lancé une discussion. Les personnes qui avaient répondu à son message lui avaient ouvert les yeux sur ce qui était finalement une chance extraordinaire. A condition de rester discret il pouvait se la couler douce et faire absolument ce qu'il voulait de son temps tout en touchant toujours son salaire.

Dès le lendemain il avait filé acheter une console et une montagne de jeux d'occasions. En tant qu'utilisateur de PC depuis son plus jeune âge il avait un peu eu l'impression de trahir la cause en s'abaissant à tripoter une PlayStation. Mais une console de jeu restait plus discrète et moins chère que d'apporter son propre ordinateur dans les locaux. La faire entrer dans le bâtiment n'avait d'ailleurs pas été de tout repos. Il avait stressé à l'idée d'être découvert car il se savait sous surveillance constante des autres employés. Mais en s'y prenant sur plusieurs jours il avait pu amener tranquillement console, manettes et jeux. Tous les soirs il rangeait consciencieusement son matériel dans son bureau qu'il verrouillait, en se sentant mi rebelle mi James Bond car personne ne devait découvrir son secret.

Jean avait d'abord pensé inviter de temps en temps Jules pour lui tenir compagnie, il avait deux manettes après tout. Avant de réaliser qui si celui-ci prenait la mauvaise habitude de venir squatter trop souvent sa console ils pourraient se faire repérer. Dans la boite les pauses café à rallonge étaient sans doute la norme, mais les prendre au sous-sol un peu moins. Il y avait aussi le risque que quelqu'un finisse par descendre à l'improviste, même si cela n'était pour l'instant jamais arrivé.

Jean était finalement assez fier de sa petite installation et n'en partageait l'existence qu'avec ses amis du forum, qui de toute façon ne le connaissait que sous son pseudo, « Lemmings Futé ». Son histoire lui avait d'ailleurs apporté une petite notoriété dont il était très fier. Il s'était même amusé à faire des estimations sur combien il était « payé » par jeu, et à les poster.

Cependant, depuis quelques temps même les jeux vidéo commençaient à le lasser. Il avait d'abord envisagé de changer de console, d'en prendre une plus récente. Mais il avait réalisé que le problème était plus profond. Sournoisement, insidieusement, l'ennui était revenu, lentement mais sûrement il le gagnait. Semaine après semaine une certaine lassitude, de plus en plus prononcée, était venue lui gâcher la vie. Huit heures de jeux vidéo par jours cinq jours par semaine, c'était presque devenu un travail finalement. A tel point que même ses heures de détente sur son PC le weekend et le soir n'avaient plus la même saveur.

Il lui fallait trouver autre chose, mais quoi ? Il compensait en passant plus de temps sur les sites de « ré-informations », les ignorants auraient dit des sites complotistes, et sur le forum du 18-25. Mais le nombre de messages intéressants restait limité, il ne pouvait pas compter dessus pour s'occuper plusieurs heures tous les jours.

Jean s'étira sur sa chaise et passa les bras derrière sa tête. Qui aurait pu croire que ce serait autant de soucis que d'être payé à ne rien faire. En vérité il lui fallait un autre hobby que les jeux pour varier ses activités. Il pouvait démarrer un animé populaire, du genre One Piece ou Naruto. Ou encore regarder l'intégrale d'Xfile. Avec ça il devrait bien en avoir pour quelques centaines d'heures, non ? Reportant la réflexion à plus tard il coupa la console sans y avoir touché et décida de faire une sieste.

C'est qu'il avait pas mal d'heures de sommeil en retard, comme chaque lundi. Toutes ses incertitudes l'épuisaient plus que du boulot et il était normal que son cycle de sommeil soit perturbé. Sa dernière pensée avant de sombrer fut pour le déjeuner, salade césar ou panini jambon-emmental ?


Des mangas très populaire, japoniaiserie pour ceux qui n'aiment pas.

Le Tueur du 18-25Où les histoires vivent. Découvrez maintenant