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Mon ciré sur les épaules, j'observe la mer battue par la pluie qui tombe. Huit jours sans l'avoir vu, sans avoir pu le toucher, lui parler, être avec lui. Le bateau tangue violemment et James, le capitaine, s'accroche à un mat pour ne pas tomber ; les eaux profondes remuent sous nos pieds, mais Léviathan tient bon. Huit jours, déjà trois sur ce trois-mâts pour apprendre à naviguer avant de retourner au port et repartir seule en mer cette fois, dans deux mois, lorsque je saurais tout de la navigation. J'inspire à fond  puis ferme les yeux, la gorge nouée. Deux mois à ne voir que la mer, la mer à perte de vue, la mer encore et toujours, comme si je cherchais en elle des réponses que je sais ne jamais pouvoir obtenir. Le deuil m'a fait embarqué sur ce bateau en quête de grand air, et je touche du bout des doigts dans la poche intérieure du ciré la lettre qu'il m'a laissée. Je suis un peu nauséeuse et j'ai les mains tremblantes, mais j'arrive à enlever l'anneau à ma main droite. Il tourne dans mes doigts quelques secondes alors que je fixe l'horizon gris en sentant la pluie dégouliner sur ma capuche. Mes mots sonnent comme une promesse.

- J'arriverais à te pardonner un jour, Thaddeus. Mais pour l'instant, c'est impossible.

Et je laisse tomber mon alliance dans l'eau. 








" Violenza, 

Par où commencer cette lettre qui t'atterrira dans les mains lorsque je ne serais plus de ce monde ? 

Je pense, comme je te l'ai dit dans ma dernière lettre, que tu es terriblement en colère pour ce que j'ai fait, et si tu te demandais si je savais que j'allais le faire et de cette façon, la réponse est oui. Nous sommes le jour même de ma mort. Il est cinq heures du matin, il fait nuit et froid, mais je te vois dans quelques heures et à cette pensée c'est tout mon monde, toute ma nuit qui s'éclaire. C'est une belle journée pour décider d'en faire sa dernière... Mais ce n'est pas de ça que je veux parler dans cette lettre. Tu as été l'une des plus belles choses qui me soit arrivée. Tu as débarqué un jour d'été trop chaud en prétendant avoir déterré un mort, Lorenzo et moi avons ri un bon coup, puis je t'ai regardé par la fenêtre de mon bureau sortir de l'entrepôt, blessée, torturée par la Bête, frêle mais debout, bien campé sur tes jambes et la tête haute. A ce moment j'aurais dû me douter que tu serais tenace, mais je n'aurais jamais pu imaginer que je pourrais t'aimer à ce point. Tu n'as jamais cessé de me montrer que peu importe ce qu'il se passerait, tu resterais quoi qu'il arrive ; j'ai tenté de te tuer, je t'ai menacé verbalement et physiquement, je t'ai repoussé, je t'ai méprisée, et tu es restée. Alors bien sûr, à un moment donné, j'ai compris que tu n'étais pas le genre à abandonner, et je me suis surpris à me demander ce que ça ferait si tu faisais la même chose pour moi. Le jour où tu es partie, il fallait absolument que je te touche, que je puisse te goûter, t'avoir pour quelques dizaines de minutes, que je laisse mon empreinte pour être sûr de te retrouver un jour, et j'ai passé les deux années suivantes à me demander où tu étais, ce que tu faisais, et avec qui. Puis j'ai décidé que j'en avais assez d'être le seul à ressentir ça, et tout s'est accéléré. Comme tu le sais, j'ai été le premier à réaliser que ce qui nous liait était bien plus profond qu'une simple chasse ou qu'une simple haine, et je savais que tu fermais les yeux sur ce que tu ressentais. J'aurais pu me tromper, mais étrangement, je le savais, et je suis content de m'être battu pour que nos sentiments cessent de nous détruire. 

Et tu as commencé à te montrer complètement nue à moi, tu m'a offert ton esprit, ton âme, tout ce que tu avais et de plein gré. Comment aurais-je pu résister ? Tu es si belle. Si pure dans ton coeur et dans tes intentions. Tu es si vaillante, tu ne te laisses jamais abattre, tu ne restes jamais à terre très longtemps. C'est cette résilience que j'apprécie le plus chez toi. Tu m'a donné la plus belle chose que l'on puisse donner à un homme : la possibilité d'être aimé, d'être qui je suis, d'aimer, de m'accomplir encore un peu plus. Je ne sais pas comment est-ce que tu as pu m'aimer alors que j'étais le condensé des pires choses sur cette terre comme tu l'as dit, je ne sais vraiment pas comment une chose aussi pure que l'amour a pu être dirigée vers moi, mais saches que je te serais éternellement reconnaissant  de m'avoir prouvé qu'en effet, l'amour est un artefact venu d'ailleurs qui transcende le temps et les dimensions, et que c'est à cela que l'on devrait se raccrocher. Je te serais éternellement reconnaissant de m'avoir poussé dans mes retranchements, de m'avoir fait réfléchir sur moi-même, sur les autres, sur la vie, sur la mort. Il est cinq heures vingt-deux du matin. Tu dors encore, du moins je l'espère. Tu ignores tout de la journée que tu va vivre, tu ignores tout que d'ici ce soir, rien ne sera comme avant. Je me doute qu'à la lecture de ces mots tu es en colère ou amère, et j'aimerais que tu saches que cela n'a rien à voir avec toi ou avec notre relation ni avec l'amour que je te porte. J'aimerais que tu saches que c'est un choix personnel, fait depuis quelques semaines déjà, et que je sais à quel point cela doit être dur pour toi de lire ça après ces derniers jours ( ces dernières heures, peut-être ). Je sais que j'ai dit que je m'excuserais jamais, mais lorsqu'on aime quelqu'un et lorsqu'en plus de cela on s'apprête à mourir, tout paraît différent, c'est étrange... C'est étrange, pourtant je choisis de m'abandonner à ce sentiment.

ULTRAVIOLENCE • T2Where stories live. Discover now