L'Archipel
– Allez, par pitié... tourne.
La voile finit par céder à ses suppliques, et s'orienta toute seule vers l'est. Maximilien sauta de joie, fier comme une chemise neuve. Le navire s'était plié à sa demande : après plus de six mois de cohabitation, le Noétilus commençait enfin à accepter la présence d'un second maître à bord ! Alors que Max se pressait vers la cabine de l'oncle Augustus, prêt à lui annoncer la nouvelle, il perdit brusquement l'équilibre. Son menton heurta douloureusement le plancher lorsqu'il s'étala de tout son long. Un ballotement narquois agita ce dernier quand Max baissa les yeux vers la corde farceuse enroulée autour de ses chevilles. Il soupira en s'attelant à la défaire. Ce ne serait pas demain la veille que ce fichu vaisseau allait le respecter...
Il était toujours affairé par son démêlage quand l'explorateur fit irruption sur le pont. Il avait enfilé son costume animé, signe que leur prochaine escale n'était plus très loin. Peu désireuse d'être surprise en flagrant délit, la corde se hâta de ramper hors du champ de vision du vieil homme ; et celui-ci eut un sourire amusé en découvrant Maximilien assis au sol.
— Mais qu'est-ce que tu fiches par terre ? Nous arriverons en vue de Zéphyr d'ici une vingtaine de minute, alors au travail !
Quelques manœuvres plus tard il n'apparaissait pas qu'une arche, mais tout un archipel d'ilots en suspension dans les airs. Ils formaient un ensemble surprenant et hétéroclite, que cela fusse par la taille ou même par la météo : alors que certains étaient totalement dégagés, leurs voisins disparaissaient presque sous de noirs nuages de pluie ! Le navire accosta quelques instants plus tard sur une île périphérique. Max chipa un nouveau carnet de croquis et se dépêcha de poser pied à terre, impatient de découvrir cette nouvelle arche.
Maximilien émit un sifflement appréciateur en admirant le panorama. Ils avaient atterri au milieu d'un port aérien, cerné de toutes parts de véhicules aux voiles multicolores. Les bâtiments étaient bas et d'une blancheur éclatante, les rues pavées et envahies d'oliviers. Il régnait ici une tranquillité bucolique. Un très grand homme aux joues roses courut à leur rencontre, une pancarte à la main. Max écarquilla des yeux au fur et à mesure qu'il les approchait. Habillé d'une toge au drapé blanc, cet homme était un véritable titan, plus haut de trois têtes, et au moins deux fois plus large que lui...
— Bienvenue sur Zéphyr, cher explorateur ! annonça-t-il en serrant la main de l'oncle Augustus. Je m'appelle Minos, et j'ai été chargé de vous escorter jusqu'à l'Agora.
Minos leur désigna son véhicule : une drôle de voilier monté sur roues. Les deux animistes s'installèrent sur les bancs juste devant leur guide, qui s'était campé debout à côté de la voile. Il détacha cette dernière en quelques mouvements assurés.
— Vous êtes bien installés ? Alors, allons-y !
Le Zéphyr assura ses appuis en fléchissant les jambes, mit ses mains en cornet devant sa bouche, et souffla. Une impressionnante bourrasque jaillit de ses deux mains jointes, et elle s'engouffra dans la voile, démarrant leur véhicule à toute allure. Dire que toute cette puissance provenait directement de sa poitrine... Quel souffle incroyable ! Alors que Minos continuait de souffler sans afficher la moindre fatigue, Max se pencha pour mieux profiter du paysage, de plus en plus impressionné. Tous les Zéphyrs semblaient aussi solidement bâtis que Minos. Leurs joues arrondies et roses ressortaient sur leurs peaux tannées, un peu comme celles de nourrissons. La circulation s'étalait sur deux niveaux : à terre, où roulaient des voiliers semblables aux leurs, et dans les airs, où volaient conjointement de grands téléphériques et des cerfs-volants assez larges pour transporter leurs conducteurs. Max adressa un signe de main admiratif à l'un d'entre eux, occupé à faire des cabrioles particulièrement impressionnantes.
— Attention, les prévint Minos entre deux souffles, nous arrivons au courant périphérique. Accrochez-vous bien !
Max perdit son sourire en découvrant la direction dans laquelle fonçait leur véhicule. En face d'eux ne se trouvait que... du vide. Et Minos ne faisait qu'accélérer vers le bord ! Max s'agrippa de toutes ses forces à ses accoudoirs, craignant déjà ce qui allait suivre. Le voiler bascula dans le vide. Son cœur se souleva douloureusement. Alors que Maximilien s'apprêter à hurler de terreur, leur véhicule se redressa aussi brusquement qu'il n'avait chuté. Minos s'assit à son tour alors que le voilier continuait docilement son trajet à travers le vide. Par quel miracle avaient-ils échappé à la chute ?
Maximilien écarquilla des yeux en regardant autour de lui. Leur voilier avait été avalé par une sorte de tube de vent, qui zigzaguait comme un serpent au milieu des morceaux d'arches ! Ils furent rapidement rejoints par une multitude de véhicules aux voiles multicolores, flottant en suspension dans le ciel. Son nouveau carnet de croquis, fièrement estampillé d'une étiquette 'Zéphyr', jaillit lui-même de sa poche, éveillé par l'enthousiasme de son propriétaire. Maximilien l'attrapa en même temps que ses crayons, qui se colorèrent de teintes vives. Son carnet avait eu le bon réflexe ; il devait absolument immortaliser cette vue !
Au terme d'un vol d'une trentaine de minutes au-dessus du vide, Minos emprunta la sortie qui débouchait sur la zone centrale de l'archipel. Ils atterrirent sur un patchwork de fragments d'îlots, certains accueillant des squares et des bâtiments publics, d'autres à peine assez large pour y faire tenir une maison individuelle. Les pans de vides entre eux avaient été surmontés de ponts pour les piétons et remplis de courants d'air pour les véhicules. Comme il semblait faire bon vivre ici ! Leur voilier passa à proximité de porches de maisons décorées par des moulins à vents multicolores. Des Zéphyrs s'y amusaient à faire voler leurs engins aériens par la propre force de leur souffle. Minos les conduisit jusqu'à un grand palais aux épaisses colonnes. Le parvis de l'îlot était occupé par une statue en cuivre titanesque, qui représentait un homme à la barbe et à la chevelure luxuriante. Habillé d'un simple pagne, ses mèches soulevées par une brise imaginaire, il posait un regard sévère sur l'archipel qu'il surplombait de toute sa hauteur. Voilà donc à quoi ressemblait Olympe, le maitre des vents... Minos contourna la statue en faisant signe aux deux animistes de le suivre à l'intérieur du palais.
— Vous êtes attendus à l'Agora.
— Augustus, vieille branche !
Un homme en toge bleue venait d'apparaître au détour de l'une des colonnes. Il claqua quatre bises chaleureuses sur les joues de l'oncle Augustus avant de lui faire une joyeuse accolade. De haute stature et ventripotent, il dépassait ce dernier d'une belle tête. L'oncle Augustus lui rendit son étreinte, visiblement heureux de retrouver son ami zéphyr.
— Silas ! Quel bonheur de te revoir en si bonne forme. Laisse-moi d'ailleurs te présenter mon neveu Maximilien.
— Un gamin de cet âge, ton neveu ? Ne me raconte pas de fadaises. Tu as forcément avalé une ou deux générations, vieux croûton.
Les yeux pétillants de malice, le zéphyr lui serra énergétiquement la main.
— Enchanté, ajouta-t-il à son attention. Je m'appelle Silas, député de la 6e préfecture de Zéphyr.
Il réajusta sa toge avant de se retourner vers Minos, qui observait la scène en silence depuis le côté. Max fut surpris d'avoir oublié la présence d'un homme aussi massif à quelques mètres d'eux.
— Minos, conduis donc les affaires de ses deux hommes dans ma demeure, et fais-leur préparer de belles suites.
— Nom d'Artémis, s'exclama Augustus. Ne te sens pas obligé de...
— Ne me crois pas si désintéressé ! répliqua le député dans une œillade rieuse. Je compte bien te réclamer une visite de ta boutique en avant-première. Il faut bien repérer tes plus beaux produits avant tous ces requins !
— Ce sera avec plaisir, Silas. Merci du fond du cœur.
— Vois ça comme un geste en mémoire du bon vieux temps. Nous ne devrions pas tarder plus longtemps. Ton neveu t'accompagne-t-il à l'Agora ?
L'oncle Augustus hésita un instant. Son regard s'attarda sur les dernières traces de son œil au beurre noir, souvenir d'Al-Ondalouse. Il lui donna une énième claque dans le dos, forçant Maximilien à plier les genoux pour encaisser le choc. Cette marque d'affection était tout bonnement insupportable !
— Je pense que Max sera beaucoup plus utile en aidant Minos à décharger nos affaires. S'épaissir un peu ne lui fera pas grand mal ! conclut-il dans un rire complice.
— Comme vous voudrez. Nos chemins se séparent ici, mais nous nous retrouverons dans quelques heures, Maximilien.
Les deux hommes continuèrent leur chemin, se remémorant leurs souvenirs communs dans de grands éclats de rire. Max emboîta le pas de Minos vers le voiler resté garé sous le regard de l'Olympe de pierre. Le Zéphyr engagea la conversation lorsqu'ils se retrouvèrent de nouveau au sein du courant périphérique, au milieu des morceaux d'arches.
— Alors ? Une première impression sur Zéphyr ?
Le regard de Maximilien embrassa cet ensemble de véhicules aux voiles de toutes les couleurs, ces couloirs de vents qui serpentaient entre ces îlots ensoleillés ou dissimulés sous de sombres nuages.
— C'est vraiment magnifique. Mais pourquoi certaines zones sont-elles couvertes par la pluie, et pas d'autres ?
Le sourire de Minos se figea sensiblement en remarquant ce qu'il lui désignait.
— Ce sont nos îlots agricoles. Nous arrosons nos cultures en générant des nuages juste au-dessus.
— Vous maîtrisez donc votre météo ! compris Max, sincèrement impressionné.
— Exact. La plupart de nos îlots n'ont jamais reçu la moindre goutte de pluie.
Cela devait si incroyable de vivre dans un été perpétuel ! Minos reprit la parole en lui désignant son carnet de croquis, endormi sur ses genoux.
— J'ai remarqué que tu dessinais. Si les dessins techniques t'intéressent aussi, je pourrais te montrer certains de mes cerfs-volants...
— Oui, j'ai de bonnes bases sur le sujet !
Les deux jeunes hommes passèrent le reste de leur trajet à discuter proportions et aérodynamique. Max n'aurait jamais pensé que les croquis d'appareils à aiguilles lui serviraient, aussi loin de l'atelier de ses parents ! Il aida ensuite Minos - comme il pouvait - à décharger leurs malles dans un palais au moins trois fois plus grand que sa maison de famille. Ils continuèrent d'échanger sur leurs vies respectives jusqu'à ce que Minos doive se réenvoler pour l'Agora, ne pouvant se permettre de faire patienter son employeur plus longtemps. Se retrouvant seul, Maximilien monta se reposer dans la chambre qui lui avait était allouée. Il sentait que son séjour sur Zéphyr allait beaucoup lui plaire...