Je pince mes lèvres en sentant le vent automnal s'abattre contre mon visage. Au fil de mes pas et les mains dans les poches de mon manteau noir, j'observais en silence le lac. Le gel n'étant pas encore là, je pouvais entendre les petits clapotis de l'eau briser le silence de la propriété. Ces derniers jours m'ont permis de réfléchir à comment m'intégrer à ce nouvel environnement. Je ressentais un vide, combler par le manque de mon ancienne vie qui me semblait si loin à présent. Du moins les moments avec mon père, car travailler en tant que serveuse dans un bar le soir et se faire accoster toutes les deux minutes par des clients quelque peu éméchés n'étaient pas vraiment ce qui me manquait le plus.
Ici, je dépendais cruellement des autres membres de l'institut, pas que cela ne me faisait pas plaisir, mais cela était juste inhabituel pour moi. Je soupire avant m'accroupir au bord du lac. Mes yeux naviguaient sur le reflet des arbres dans cette étendue d'eau. J'avais l'esprit ailleurs, pensif. Quand est-ce que je pourrais partir d'ici ? Une de mes mains se place au-dessus de l'eau, et tout en bougeant mes doigts le liquide translucide venait à faire quelques mouvements de vague. L'eau s'élève peu à peu, se mélangeant entre mes doigts. Un sourire s'immisce au coin de mes lèvres alors que je penche ma tête presque fascinée par cette lévitation.
— Je vois que tu prends tes marques.
Je perds aussitôt ma concentration et souffle en regardant l'eau tomber. Je finis par me redresser en passant une main dans mes boucles brunes. Cody, les mains derrière le dos s'approche de moi avec son sourire habituel.
— Oui, je pense avoir compris le déclenchement, c'est agréable de pouvoir au moins contrôler ça.
— Tu parles de ta vie ?
Les mains de nouveau dans les poches, je m'approche de lui en le regardant. C'est vrai que son don de télépathie lui permettait de me percer à jour et me connaître sous tous les angles. Il remarque mon observation puisqu'il vient à pincer ses lèvres.
— Je suis désolé...je ne voulais pas m'immiscer dans ton esprit.
— Ce n'est pas grave, disons que je n'ai pas grand-chose à cacher sur mon ancienne vie.
Je passe devant lui pour rentrer dans le manoir quand sa main contre mon épaule me fait stopper le pas. Je ne tourne pas la tête fixant simplement la porte d'entrée, par laquelle je vois Derek sortir. Il bute en nous voyant tous les deux, se demandant probablement ce que nous étions en train de faire.
— Tu as le droit de te livrer Charlie, nous sommes là aussi pour écouter tout ce que tu voudrais partager...
— Je sais, mais je n'ai rien à partager à vrai dire.
Je m'avance jusqu'à Derek qui lui n'avait pas encore bougé. Vu sa tenue, il s'apprêtait à faire une session de jogging.
— Tout va bien ?
Il m'avait demandé ça en regardant Cody arriver à mes côtés. Je le regarde à mon tour avant de frictionner mes mains. En guise de réponse j'hoche simplement et les laisse tous les deux. À l'intérieur je souris en ressentant la chaleur d'entre ces quatre murs. Je ne m'attarde pas et monte directement à l'étage. D'un geste machinal, j'enlève mon manteau pour le mettre sur mon lit et m'assois sur mon bureau, devant mon ordinateur. Le dos contre le siège, j'appuie sur une touche, révélant l'écran lumineux. Puis, de mon index je clique sur le bouton enregistrer. À vrai dire m'enregistrer me permettrait assurément de faire le vide et de garder une trace de mon parcours ici, que je pourrais donner à mon père.
« Salut, papa, c'est Charlie. Cela fait maintenant plusieurs jours que je suis arrivée dans un institut pour des personnes aux dons surnaturels. J'ai appris que je faisais partie de ces personnes-là, lorsque je suis venue te voir à l'hôpital et que j'ai survécu à un attentat. Rassure-toi, je n'ai rien eu. Je ne sais pas si tu étais au courant, j'ai encore moi-même du mal à réaliser que je suis à présent si différente. Et maintenant cet homme te détient ? Je ne sais pas ce qu'il nous veut, mais je te promets papa, que je te retrouverais et te ramènerai à la maison.
Je ne sais pas encore combien de temps je vais rester ici... j'apprends chaque jour à utiliser mes dons, et lorsque je serais assez forte je viendrais te retrouver... je... t'aime tellement ».
Je soupire en arrêtant l'enregistrement, posant mon visage entre mes mains. C'est tellement frustrant de se sentir si inutile. Je n'avais qu'une envie revoir mon père, et comprendre pourquoi nous étions mêlés à toute cette histoire. En sortant de ma chambre, j'entends résonner dans les couloirs une chanson. Intriguée je m'avance vers cette mélodie et plus je m'approchais plus je pouvais discerner une voix enfantine. Il devait s'agir de Freya.
Mes pieds se stoppent à la porte de sa chambre. Elle était au sol, entourée de diverses peluches, qui dansaient au fil de sa voix. Je pose ma tête contre sa porte en la regardant faire, cette âme d'enfant si pure. En voyant cette scène, je ne pouvais m'empêcher de penser à moi lorsque j'étais plus jeune. Sans aucune crainte vivant simplement une vie paisible, sans grandes convictions.
J'en viens à regretter cette vie pour elle. Elle est si jeune et n'a en aucun cas le droit de vivre dans toute cette noirceur qu'engendrent ces guerres. Et de ce que j'ai pu comprendre, elle vit uniquement ici, sous la protection de son frère. Qui peut rêver d'un tel avenir pour une enfant ? Mais en la voyant si naïve entourée de ses jouets, je me dis que finalement c'était peut-être moi qui prenais toute cette histoire trop au sérieux, m'empêchant moi-même de profiter des choses les plus simples de la vie.
Une main contre mon épaule me fait tourner la tête, Dove un doigt devant la bouche pour me signaler de ne pas faire de bruit. Elle fait un geste de la main pour que je la suive.
— Qu'est-ce qu'il se passe ?
— Je m'inquiète pour toi, tu as l'air distraite.
— Eh bien c'est juste qu'il faut que je m'habitue à cet endroit, ici tout semble si différent de mon ancienne vie.
Elle s'arrête pour me regarder attentivement. Par gène je place une de mes mèches brunes derrière mon oreille. Je ne voulais en aucun cas la froisser. Les membres m'ont très bien accueillie et m'apprennent chaque jour à contrôler mes dons, mais ça resté encore pour moi si étranger à tout ce que j'avais pu connaître. Et le fait de ne pas les connaître n'arrange rien.
— J'aimerai en savoir un peu plus sur toi, ta vie et depuis quand tu vis dans cet institut ?
— Cela fait presque cinq ans que je suis ici, j'ai vécu toute mon enfance en Angleterre, à Londres. Mais j'étais bien loin d'une vie que tout le monde souhaitait. Je vivais seulement avec ma mère, mon père est mort dans un accident de voiture lorsque j'étais très jeune...
Je place d'instinct une main sur son épaule pour la réconforter. J'imaginais un instant perdre le mien et je ne saurai dire comment je survivrai après cela. Elle attrape ma main avant de me sourire, bien que derrière celui-ci devait se cacher en réalité une profonde tristesse.
— Mais un jour, quand j'avais à peu près l'âge de Freya, ma mère a rencontré un homme, un soir il est venu complètement ivre, et a commencé à frapper violemment ma mère...
Elle s'assoit sur la dernière marche des escaliers, croisant ses mains. Je fais de même et la regarde silencieusement, je sentais que ce qu'elle s'apprêtait à me dire avait dû être une étape difficile pour elle. Je ne m'attendais pas à de telles révélations, je voulais apprendre à la connaître et derrière ce parfait visage d'ange et son sourire solaire se cachait un lourd passé.
— J'étais dans ma chambre, en train de pleurer parce que j'entendais les hurlements de ma mère, mais je ne pouvais rien faire j'étais tétanisée. L'homme a fini par entrer dans ma chambre en entendant mes pleurs. Je n'entendais plus ma mère et je la cherchais du regard en espérant qu'elle arrive dans la pièce, mais elle n'est jamais arrivée.
— Dove...
— Il m'a attrapé les jambes pour que je finisse sur le dos et me tenait fermement les bras, pour m'immobiliser. Je me rappelle encore de l'odeur d'alcool qui se dégageait de sa bouche, cette odeur qui dégoûte encore aujourd'hui. Cette nuit-là je n'avais jamais eu aussi peur de toute ma vie. Et alors qu'il se frotta à moi, tout d'un coup il faisait froid, un froid polaire alors que nous étions en plein été.
Elle regarde un instant ses mains tout en frictionnant ses doigts. Son esprit avait l'air absent. Tandis que moi, je sentais que ma respiration se faire plus courte, tant j'étais choquée parce qu'elle venait de me dire. J'étais tellement loin de m'imaginer tout ça, si jeune.
— Il m'a fallu plusieurs minutes à m'apercevoir que l'homme était devenu une statue de glace. Je l'ai poussé du plus fort que je le pouvais et j'ai accouru dans la chambre de ma mère, mais il était trop tard. Par la suite j'ai été placé dans un centre pour enfant en détresse, pendant deux ans. Sébastien est venu me chercher alors qu'il était de passage ici, et depuis là nous étions inséparables. Pour moi Sébastien était devenu ma rédemption, mon échappatoire.
Mon coeur se serre, tout perdre ainsi, être isolée tout ce temps. Malgré moi, je sentais les larmes couler le long de mes joues et je la prends dans mes bras. Toute cette peine qu'elle a enfouie, je comprenais désormais l'attachement qu'elle avait pour Sébastien, l'homme qui a pu lui offrir un avenir meilleur.
— Je suis tellement désolée pour ce qu'il t'est arrivé Dove...
— Tout va bien, ne pleure pas, c'est du passé, à présent je profite pleinement de la vie et souhaite que les membres de l'institut s'épanouissent aussi.
C'est évident que nous avions tous un passé difficile, pourtant malgré ce qu'elle a pu vivre, Dove n'en parlait jamais et restait toujours la fille la plus souriante que je connaissais. Je m'en voulais quelque part de mon montrer si distante. Je n'avais pas le droit de rester enfermée, pas après ce qu'eux vivent.
— Je ne compte plus me morfondre, tu as raison et il est temps pour moi d'avancer et de me montrer plus forte, ici avec vous.