L'empire de la nuit

By LaurentVanderheyden

30.5K 3K 9.5K

#Lauréat des Wattys 2016 dans la catégorie "Coup de cœur du QG"# La paix dure depuis vingt ans ou peu s'en fa... More

Carte
Prologue
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
Chapitre XXVI
Chapitre XXVII
Chapitre XXVIII
Chapitre XXIX
Chapitre XXX
Chapitre XXXI
Chapitre XXXII
Chapitre XXXIII
Chapitre XXXIV
Chapitre XXXVI
Chapitre XXXVII
Chapitre XXXVIII
Chapitre XXXIX
Chapitre XL
Chapitre XLI
Epilogue
Principaux personnages
Dates importantes

Chapitre XXXV

381 44 297
By LaurentVanderheyden

Tout le monde me déteste.

Le jour était clément, le ciel limpide, le soleil radieux. Un vaste attroupement s'était formé sur la place du marché. Les templiers avaient empêché les marchands de disposer leurs étals dès l'aube. Ils devraient attendre la fin de l'exécution. Un large cercle presque complet cernait le socle d'une haute statue à l'effigie d'un héros en armure, une estrade de fortune. On y trouvait la fine fleur de la noblesse lyvalienne, vêtue du noir du deuil, et la suite du roi helmïn, toujours en armes. Les premiers comme les seconds n'avaient pour lui que des regards dans lesquels couvaient la méfiance, la suspicion, l'incompréhension, la crainte, voire la franche hostilité... Aucune sympathie en tout cas. Aymerad frémit.

Un gouffre béait au fond de lui. Le prince était dans un état second d'horreur indicible. Il n'avait pu fermer l'œil de la nuit. Le sang de son père empoissait ses mains, son âme. Son cœur ne paraissait plus obéir à aucun rythme, aucune harmonie. La moindre pensée lui réclamait un effort démesuré. Les humiliations subies, les mots durs assénés par son père, la rage, la peine, la culpabilité, tout cela était déjà tellement douloureux. Mais le jugement qu'il pouvait lire dans chacun des regards autour de lui, c'était pire que tout.

Tout le monde me déteste.

Tout le monde, sauf Mère... et peut-être Alester.

La reine l'aimait encore, ça oui. Elle avait tout de suite pris sa défense. Bien sûr, elle avait pleuré sur le corps brisé de son époux, mais Aymerad n'avait rien perdu de son affection. Elle l'avait pris dans ses bras et s'était efforcée de le consoler. Quant au magister, le prince lui devait beaucoup. Non seulement il l'avait rattrapé de justesse, tandis que le jeune homme basculait dans le vide avec le roi, mais en plus, il avait aussitôt clamé qu'il ne s'agissait que d'un tragique accident. La dispute avait mal tourné, le prince s'était défendu. Et il était l'unique témoin de la scène. Les joues enflées, tuméfiées d'Aymerad confirmaient en outre sa version.

Il caressa son visage du bout des doigts et grimaça. Il avait la désagréable impression d'être défiguré. Et son état de délabrement mental n'arrangeait rien. Le matin, il avait aperçu son reflet dans un miroir. Il n'avait eu la force de soutenir son propre regard qu'un instant, un instant suffisant pour constater qu'il faisait peur à voir. Pâle, cerné, les traits tirés, les yeux rouges, les pommettes blessées, Aymerad était méconnaissable.

Je suis devenu un monstre.

Et tout le monde me déteste.

La foule s'était grossie de curieux. Il parcourut l'assemblée des yeux, glissa sur les regards sans oser les croiser, puis tomba sur le bourreau. Ce dernier était un boucher d'Archenval, en vérité. Les templiers n'avaient que très rarement recours à ses services. On ne comptait que peu de crimes sous la férule de l'Ordre, et l'on y privilégiait l'enfermement ou l'exil plutôt que la mort. Pour l'heure, l'exécuteur patientait aux pieds de la statue, une hache à large bord dans les mains, sa cagoule déjà enfilée. Ne manquait que le condamné.

Ne sommes-nous pas en train de commettre un péché impardonnable ?

En effet, le père Ambrose avait refusé de voir l'exécution se dérouler entre les murs du monastère. Il n'était toutefois pas allé jusqu'à leur interdire la cité à son pied. L'hostilité helmïn était par trop palpable. Le grand maître devait être pressé de se débarrasser de tout ce monde. Malgré tout, si le clergé lui-même dénonçait ce châtiment... Qu'importe ! Je suis déjà probablement condamné aux enfers.

La foule se fendit à l'approche de sieur Gérald. Le maître d'armes, encadré de deux chevaliers, tituba vers le centre de la place. Il portait toujours ses beaux habits de soie, mais on lui avait retiré le tabard à l'effigie de l'aigle et les insignes de sa fonction. Il allait, tête basse, et trébuchait sur le pavé. Toute fierté dissipée. À plusieurs reprises, les hommes qui le flanquaient durent le rattraper pour lui éviter la chute.

Dans son état, Aymerad peinait à éclaircir ses idées. Toutefois lorsqu'on lui avait rapporté la tentative d'évasion de sieur Gérald, en fin de nuit, il avait balayé ses derniers doutes quant à son implication. Le prince avait alors réclamé qu'on le torturât pour lui arracher la vérité, mais son entourage s'était montré réticent. L'horripilant sieur Lucas avait argué que les Helmïns ne consentiraient pas de délai pour retourner chez eux. Alester avait affirmé que ces méthodes faisaient dire n'importe quoi aux suppliciés, qu'il suffisait de voir les résultats qu'obtenaient les inquisiteurs lorsqu'il s'agissait de faire dire des âneries aux prétendus hérétiques. Et Marius s'était exprimé à la manière de leur père, ce qui l'avait profondément irrité, lorsqu'il avait avancé que si c'était là son premier acte en tant que futur roi, il ne tarderait pas à passer pour un tyran. Le prince héritier avait cédé de mauvais gré.

Lorsque l'ancien maître d'armes monta sur le socle de la statue, il leva un visage hébété vers la foule. Quelques quolibets et sifflements fusèrent parmi la populace.

« Sieur Gérald Argerac, énonça l'un des chevaliers, étant donné votre négligence et votre participation à la tentative de meurtre de ser Tristifer Kohl, Blouténère du roi Aldric Thorn, vous êtes condamné à mort par la couronne lyvalienne. Bourreau, veuillez recevoir l'ordre de procéder du prince régent Aymerad Melkarande. »

Tentative de meurtre... En effet, pour ce que le prince en savait, le Bluteynir était probablement mort. Mais rien ne permettait d'en être tout à fait assuré. Si par miracle il est toujours en vie, lui aussi doit me détester. En entendant la sentence, sieur Gérald sanglota. Des larmes débordèrent de ses yeux comme ils se posaient sur Aymerad. Le jeune homme détourna le regard.

On plaqua le condamné sur le billot. Le bourreau raffermit sa prise sur sa hache et attendit l'injonction d'Aymerad. Rassemblant son courage, le prince s'éclaircit la gorge. « Allez-y », dit-il d'une voix rauque.

Un frémissement parcourut l'assemblée tandis que la lame décrivait une courbe impitoyable. Le condamné remua, l'arme s'abattit un brin trop bas et fendit le dos, juste sous la base de la nuque. Les jambes du maître d'armes se tendirent en un angle improbable, il émit un son étouffé, effroyable, noyé de gargouillis. Les chairs béèrent, il vomit un flot de sang. Les chevaliers furent éclaboussés et nombre de gens détournèrent les yeux.

Le boucher fut contraint de brandir sa hache une nouvelle fois et mit fin à l'agonie du condamné. Il ne toucherait pas sa prime pour un travail irréprochable, pour une mort du premier coup. Étrangement, la première pensée qui effleura l'esprit d'Aymerad fut de s'étonner que Marius n'eût pas proposé de pari quant à l'efficacité du bourreau. Un coup d'œil lui permit de constater que son frère, comme la plupart des autres, affichait une moue écœurée. Les plaisanteries avaient déserté sa bouche depuis la chute de leur père. Les Helmïns, eux, restaient de marbre. Les barbares sont accoutumés au sang...

Le prince entendit à peine les voix autour de lui, mais suivit le flot de sa cour, qui remontait vers le monastère. Tout se déroulait comme dans un rêve, comme dans un cauchemar. Il faisait beau, mais le monde paraissait gris. Des silhouettes l'environnaient, des murmures submergeaient ses sens, aucune présence n'était réconfortante. Sans même s'en aviser, il remonta en selle, hanté par les images d'un corps inerte sous un balcon et celles d'un corps décapité, charcuté. Son ventre se retourna et il réprima une nausée. Une bile âcre lui envahit la bouche, mais il n'en laissa rien paraître. Aymerad savait que, quoi qu'en pensât son entourage, il devait se montrer fort. On le jugerait rapidement. « Le succès du règne d'un roi se joue souvent dès les premiers jours », disait le roi Tybelt. Aussi carra-t-il les épaules et redressa-t-il le menton.

Une ombre se détacha de son environnement pour s'approcher de lui. Mais il ne réagit à sa présence que lorsqu'une voix, glacée, cassante, le tira de ses divagations. « Alors, Votre Grâce, vous savourez vos premières heures de règne ? » cracha Cristal.

Le prince Aymerad se tourna vers elle. Sa sœur avait les joues humides mais, plus que la tristesse, l'aversion déformait son visage. Une voix enrouée formula sa réponse à mesure qu'elle s'assemblait dans sa tête, un peu comme si le prince n'avait pas de prise sur ses propres actes, sur ses propres paroles. « Père n'est pas encore mort.

-Père n'est pas encore mort, en effet, fit-elle, en insistant bien sur le mot « encore ». Mais je suppose que ça ne saurait tarder, étant donné que tu l'as jeté bas d'un balcon.

-Les médecins sont indécis. Même Alester reste optimiste.

-Indécis, c'est bien ce qui me fait peur, répondit la princesse, et sa voix était comme du verre brisé. La survie est possible, le réveil beaucoup moins probable, d'après notre médecin et d'après les moines. Quant à ton minion, il peut bien dire ce qu'il veut, je ne lui fais pas davantage confiance qu'à toi. Il a terrassé ce ser Tristifer et il est l'unique témoin de ta « prise de pouvoir ».

-Cristal... tu ne sais pas ce que tu racontes. Je ne suis pas moins affligé que toi. Je n'ai pas voulu ceci. »

Elle ricana sans joie. « Arrête tes mensonges, par pitié. Il n'y a que Mère pour prêter foi à tes pleurnicheries. Père s'est toujours montré juste et bon, mais toi, tu n'as jamais su baisser la tête et acquiescer humblement. » Ses traits se figèrent sous l'effroi que lui inspiraient ses propres propos. « Tu n'es qu'une teigne, une teigne bientôt couronnée, pour notre plus grand malheur à tous. »

Aymerad déglutit avec difficulté et serra les rênes entre ses doigts. « Tais-toi, ma sœur ! De grâce, tais-toi !

-Sinon que m'arrivera-t-il ? Tu vas me confier au bourreau ? Ou plutôt devrais-je dire au boucher ?

-Cesse, Cristal, intervint le prince Marius. Père se meurt et Aymerad sera probablement notre nouveau roi d'ici peu. C'est un fait. L'accabler de reproches n'y changera rien. »

La princesse se renfrogna et retint, non sans mal, les pleurs qui menaçaient de la submerger. Ses yeux brillaient de chagrin, sans toutefois noyer le reproche qui y couvait. Aymerad aurait bien serré son frère dans ses bras pour lui avoir imposé le silence. Marius avait beau se montrer distant, il venait de le soustraire à un courroux qui ravivait ses angoisses, qui décuplait sa culpabilité. Je n'en peux plus. Je n'ai pas voulu ceci. Je n'en peux plus.

Avec surprise, il constata qu'ils franchissaient déjà le portail du monastère. Le prince prit aussitôt la direction des appartements royaux, suivi de quelques proches. La chambre était déjà envahie, lorsqu'il entra. La reine restait au chevet de son époux, les médecins, moines et serviteurs royaux, maintenaient une surveillance constante de l'évolution de son état et débattaient des traitements, enfin, Alester mettait ses connaissances à profit. Les rideaux presque fermés, la chambre était plongée dans une demi-pénombre. Et les personnes présentes avaient beau s'exprimer en chuchotant, on ne pouvait manquer de percevoir une certaine fébrilité autour du lit du roi Tybelt.

Le souverain reposait parmi des draps de soie et des coussins de plumes. On aurait pu le croire assoupi. Ses traits détendus, sereins, faisaient presque oublier à Aymerad à quel point ils pouvaient se durcir. Des attelles enserraient ses membres brisés. Et sa tête était emballée dans des bandes de pansements qui ne laissaient voir que la moitié d'un œil fermé. Ce père si grand et si réputé paraissait si vulnérable, si démuni tout à coup.

Un frisson remonta l'échine du prince. Ceci est mon œuvre. Néanmoins, s'il n'avait pas souhaité cette situation, s'il éprouvait du remord, il ne parvenait pas non plus à tout à fait regretter son geste. Après tout, le roi avait voulu l'exiler. Et qu'arriverait-il si son père se rétablissait ?

Aymerad s'approcha. « Toujours pas d'indice de réveil ?

-Non », répondit sa mère. Et le prince souffla, mais il y avait du soulagement dans ce soupir. « Ton père résiste, il est robuste. Mais quoi qu'il en soit, il aura besoin de temps pour récupérer. Heureusement que nous disposons d'un carrosse d'un grand confort pour le ramener chez nous. »

C'était une raison de plus pour hâter l'exécution du maître d'armes et précipiter le départ, revenir à Havre-Noble et requérir l'aide des meilleurs spécialistes du royaume. Une fois chez nous, je craindrai moins l'exil, s'il doit jamais se réveiller. Après tout c'est vrai, c'était un accident... Le prince se tourna vers le magister, qui ne ménageait pas ses efforts. Il n'avait plus quitté cette chambre obscure depuis le drame. « Mais il est toujours susceptible de revenir à lui, n'est-ce pas ?

-Absolument, mon prince. Souvent, les gens qui subissent de telles blessures à la tête, même s'ils survivent à la blessure elle-même, finissent par dépérir et s'éteindre. Mais comme l'a dit la reine, votre père est robuste. Il respire, il réagit à diverses stimulations, il conserve la plupart de ses fonctions motrices et, le plus encourageant, il consent à se nourrir.

-Il se nourrit ?

-Nous sommes parvenus à lui faire avaler un peu d'eau sucrée, une solution aux herbes et au miel. Il peut maigrir et s'affaiblir, mais je ne crois pas qu'il mourra. Cependant, je ne puis rien promettre avec certitude. Tout dépend de la guérison de sa blessure à la tête. Si les dommages sont trop sévères, si du sang remplit son crâne... je resterai impuissant. » Alester vint auprès du prince. « Mais si nous ne pouvons rien faire de plus pour le roi votre père, nous avons à traiter de questions urgentes en ce qui vous concerne, mon prince.

-En effet, abonda sieur Lucas, les Helmïns s'impatientent, il leur tarde de rentrer chez eux. Nous devrions les recevoir sans délai. »

Cet insupportable chevalier avait par trop pris l'habitude de donner ses conseils au roi. Aussi proche de lui que pouvait l'être un fils, il s'invitait dans la chambre du mourant et se permettait de dispenser sa sagesse. Aymerad s'irrita de ce culot. « Et que peuvent-ils encore nous vouloir ? Ils ne peuvent plus exiger de moi que je reste leur invité, tout de même ? Pas dans les présentes circonstances.

-Eh bien, premièrement, le roi Tybelt n'a pas pu officiellement rompre vos fiançailles avec lady Amelyn. Vous devrez le faire vous-même.

-Si je le veux bien. »

La princesse Cristal lâcha un hoquet scandalisé. « Alors comme ça, mon frère, non content d'assassiner notre père et de lui voler sa couronne, tu vas encore fouler au pied ses dernières volontés ? »

L'attaque de sa sœur lui fit l'effet d'un coup de poignard. Il en trembla d'indignation. Mais toutes ces émotions dont il était le jouet l'empêchèrent de trouver les mots pour lui répondre. La reine Clarys se leva et vint prendre la main de son fils. « Cristal, Aymerad est ton frère. Tu ne peux croire à ce que tu dis.

-Aymerad est mon frère, en effet, et je le connais fort bien. Il veut cette fille, peu importe le prix. Ses pulsions ont déjà coûté un projet d'alliance, la vie d'un Bluteynir, peut-être la vie de Père... et bientôt quoi encore ? La guerre ? Ce n'est qu'un égoïste, un fol égoïste. »

Le prince Aymerad, courroucé, s'arracha à l'étreinte de sa mère. « Elle pense le moindre des mots qu'elle prononce, Mère. Ma sœur n'est qu'une hypocrite. C'est incroyable comme l'avis de telles personnes peut changer aussitôt que la situation change également, aussitôt que leur intérêt passe d'un camp à un autre. » Le visage de Cristal vira au rouge et son frère eut un sourire mauvais à mesure qu'il poursuivait sa tirade. « La sale petite gamine effrontée qui ne voulait pas d'un mariage helmïn, qui pleurnichait pour jouer à la petite princesse avec les beaux garçons de la cour, c'est elle qui voudrait, aujourd'hui, me donner des leçons ?

-Voyons les enfants, cessez de vous disputer ! s'énerva la reine. Vous n'avez plus l'âge des chamailleries. Nous n'avons pas besoin de cela et votre père a besoin de repos et de calme. »

Aymerad prit une grande inspiration pour évacuer la colère, rassembler ses idées. Mais sieur Lucas reprit la parole. « Nous n'avons en outre pas de temps pour ça. Le roi Aldric attend un geste et va s'impatienter. Garder lady Amelyn contre leur volonté et déclencher une guerre serait de la folie. Toute la famille royale est ici, ainsi que de nombreux puissants vassaux de la couronne. Le roi Aldric est venu armé et sa frontière est toute proche. Pour peu qu'il ait rassemblé des troupes, elles pourraient arriver très rapidement. Imaginez qu'ils nous tiennent tous en leur pouvoir. »

Le prince se tourna vers son magister. « Qu'en dis-tu ? »

Alester haussa les épaules. « Je suis assez d'accord avec sieur Lucas.

-Mais aussi, rajouta le chevalier tant qu'on lui prêtait foi, le roi avait promis de leur laisser quelqu'un en gage de bonne foi, le temps de trouver le traître responsable des malheureux événements de Welvenfal. Je suggère de respecter cet accord, afin de ménager les Helmïns. Et s'il le faut, je me propose comme otage. »

Aymerad gronda comme un orage prêt à exploser. « Bon sang ! J'ai l'impression que la situation m'échappe. J'ai l'impression de céder à toutes les exigences de ces barbares. J'ai l'impression d'être un couard. Je dois... réfléchir. Me calmer et réfléchir.

-Mais nous sommes là pour aider, le rassura Alester.

-Oui, merci oui. » Le prince agita nerveusement la main en direction de sieur Lucas Lorathän. « Mais pas vous ! Vous feriez un piètre otage. Vous n'êtes personne, ni pour moi, ni pour ces étrangers. Ils seraient capables de le prendre comme un affront. Nous n'avons pas besoin d'attiser leur colère, si j'en crois vos avis. » Certes, la perspective de se débarrasser de cet encombrant chevalier était tentante, mais ce n'était pas le moment. Il se prit la tête entre les mains et décrivit quelques cercles en marchant au centre de la chambre. « Bon ! Bien ! Invitez le roi Aldric à venir nous parler. Nous le recevrons dans l'antichambre. »

Le prince Aymerad s'était assis au bout de la longue table, sur une chaise à haut dossier orné d'une croix tristienne. En proie à une grande agitation, il tapotait le bois ciré du bout des doigts. À ses côtés, son frère, sa sœur, sa mère, le magister, les proches de la maison. Tous de noir vêtus. La couleur des Helmïns.

Un héraut annonça le roi Aldric un instant avant qu'il apparaisse, le pas martial et métallique, suivi de ses fils, Bluteynir et autres officiers. Tous en armes. Ne s'en débarrassent-ils donc jamais ? Lord Malvin et sa sœur se joignirent à eux également. Leur départ ne faisait même pas de doute. Les membres de la suite helmïn restèrent debout, bien droits, presque menaçants.

« Merci de nous recevoir, dit le roi, sans chaleur aucune. Je compatis à votre peine et vous remercie pour la justice rendue ce matin. »

Cependant, son regard ne mentait pas. Lui aussi me croit coupable. Mais Aymerad ravala son amertume. Tu ne perds rien pour attendre, Roi-Bâtard. Bientôt, si Dieu le veut, je me paierai ta tête au bout d'une pique. Il se contenta d'un bref hochement de tête. « Sieur Gérald a failli à sa tâche et le très estimé ser Tristifer méritait d'être vengé. »

Ces barbares ne faisaient de toute façon aucune distinction entre justice et vengeance. Aldric Thorn ne s'offusqua pas de cet écart de langage. Son fils, Léoric, prit la parole. « Par contre, nous avons été pour le moins surpris d'entendre certaines rumeurs au sujet du duel. Il circule, parmi vos gens ainsi que parmi les templiers, des racontars selon lesquels j'aurais sauté sur la première excuse venue pour crier à la tricherie et annuler le résultat du duel. »

À vrai dire, ce n'est pas tout à fait faux. « Si les gens supputent, que voulez-vous que j'y fasse ?

-Vous exprimer publiquement. Reconnaître la traîtrise.

-J'ai déjà exécuté mon maître d'armes publiquement. C'est un aveu en soi, il me semble. J'ai affronté le désarroi et le chagrin pour vous satisfaire, malgré le drame qui accable ma famille, mais veuillez ne pas non plus abuser de ma bonté. »

Léoric arqua les sourcils. « Soit, je m'en voudrais de vous accabler davantage, prince Aymerad. Toutefois, nous sommes sur le point de partir, et votre père n'a pas eu le temps de rompre vos fiançailles.

-C'est en effet ce que j'ai ouï dire. Eh bien qu'il en soit ainsi, elles sont rompues. » Il échangea un regard avec lady Amelyn et le soulagement qu'il y lut le poigna plus qu'il n'aurait voulu. « J'accède ainsi aux derniers souhaits de mon cher père. Lady Amelyn n'est plus engagée auprès de moi, est libre de s'engager auprès de vous et je vais aussi vous accorder son ultime concession. Vous aurez un hôte de prestige à Welvenfal, en gage de bonne foi, le temps que soit réglée cette histoire de traîtrise.

-Très bien, dit le roi Aldric, dans ce cas, que cette personne se présente à nous dans l'heure, car nous partons. »

Aymerad sourit. « Nous ferons au mieux. Tu as entendu, ma sœur ? Rassemble tes affaires, quelques dames et servantes, et vite. Le roi est pressé. »

La réaction de Cristal fut à la hauteur de ses attentes. Elle pâlit, se figea de stupeur et d'incrédulité. « Aymerad ? Que fais-tu ? C'est une plaisanterie ? »

Même leur mère s'offusqua. « Voyons Aymerad, reconsidère ta décision, je t'en prie. Sieur Lucas s'est proposé...

-Il suffit ! » Sa voix claqua comme un fouet. « J'ai mûri ma réflexion et j'ai pris ma décision. Vous ne la remettrez pas en question. Le prochain qui protestera accompagnera ma sœur à Welvenfal. »

Pas question de se laisser humilier devant ces étrangers. La princesse fondit en larmes, même son aversion était soudain éclipsée. Et voilà, chère sœur, ce que l'on récolte à me manquer de respect. Finalement, tu resteras chez les barbares. Ainsi, on ne le suspecterait pas d'écarter Marius, les doutes quant à sa culpabilité seraient étouffés et, surtout, il n'aurait plus à essuyer le fiel continu de Cristal.

Aymerad se leva. « Si nous sommes d'accord, je ne vous retiens pas, roi et princes du Helmdal. La princesse Cristal et sa suite viendront à vous dès que possible. Je vous souhaite bon retour chez vous. Et surtout, prenez bien soin de ma sœur, c'est une créature douce et fragile. »

Les Helmïns se retirèrent. Ne persistèrent que les pleurs de la princesse, bercée dans les bras compatissants de la reine. Pour sa part, Aymerad était assez satisfait, grisé par ces premières expérimentations du pouvoir. Il lui semblait être parvenu à un compromis optimal étant donné la complexité de la situation et les intérêts en jeu. Il se pencha vers Cristal. « Ma sœur, vous vous étiez juré de vous faire une amie de lady Amelyn, vous aurez ainsi l'occasion de tenir votre promesse. »

Elle se tourna, la haine couvait maintenant, loin au fond de ces puits larmoyants. « Je te déteste, Aymerad. Dire que je t'ai défendu auprès d'Amelyn... Quel piètre roi tu feras.

-Dans ce cas, tu devrais te montrer un peu plus prudente dans tes paroles, n'est-ce pas ? »

Elle renifla et s'éloigna, résignée, la reine se glissa dans son sillage. Le magister s'approcha à son tour. « Vous vous êtes montré royal, si je puis me permettre, murmura-t-il. Inflexible, autoritaire, vous avez agi pour le mieux. Un instant, j'ai même cru entendre le roi Tybelt.

-Merci, mon minion. Mais je ne peux pas me contenter d'être royal, je dois être impérial.

-Bien sûr. Et pas d'inquiétude, je pense que j'ai une idée pour récupérer lady Amelyn et votre sœur. »

Le prince ricana. « Ma sœur ? Peu importe, elle me déteste. » Il se tourna vers sieur Cassien et sieur Lucas. « Les Helmïns vont partir et je ne compte pas davantage moisir ici. Préparons-nous à reprendre la route de Havre-Noble. »

Cristal me déteste.

Tout le monde me déteste.

Mais je suis le roi.


Continue Reading

You'll Also Like

1.1M 4.6K 6
Berry est la fille d'un mafieux. Cuart est le bras droit de son père. Deux personnes égocentriques, instables et hautaines qui n'ont jamais pu se s...
4M 268K 90
J'étais le prince héritier du trône d'Oman. Accusé à tort, on a fait de moi le traître de la couronne. Je suis resté enfermé sept années dans l'ombr...
10.4M 132K 13
Au sein des réseaux criminels, là où régnent puissance, meurtre et pouvoir, il y avait elles. Les captives. Dangereuses, malignes, et mortelles, ell...
1.2M 129K 24
Hannah Stewart a un défaut, celui d'être généreuse, de toujours donner sans jamais recevoir. Alors quand son patron Gabe Slander à la réputation de p...