L'empire de la nuit

By LaurentVanderheyden

30.2K 3K 9.4K

#Lauréat des Wattys 2016 dans la catégorie "Coup de cœur du QG"# La paix dure depuis vingt ans ou peu s'en fa... More

Carte
Prologue
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
Chapitre XXVI
Chapitre XXVII
Chapitre XXVIII
Chapitre XXIX
Chapitre XXX
Chapitre XXXII
Chapitre XXXIII
Chapitre XXXIV
Chapitre XXXV
Chapitre XXXVI
Chapitre XXXVII
Chapitre XXXVIII
Chapitre XXXIX
Chapitre XL
Chapitre XLI
Epilogue
Principaux personnages
Dates importantes

Chapitre XXXI

306 44 137
By LaurentVanderheyden

Un nouvel éclat de voix jaillit de derrière la toile. Strident, grossier, injurieux. Exaspérant. Suivirent un son mat et un gémissement. Il l'a de nouveau frappée, songea Artemus. Elle ne se lasse décidément pas.

« La ferme ! » gronda Corso, les nerfs à vif.

L'autre ne répondit pas. Pas vraiment. Elle marmonna pour elle-même un gargouillis infâme où le templier crut discerner une allusion à la vengeance, une autre à la traîtrise... Le même cirque depuis des jours. Son visage ne sera bientôt plus qu'une grosse ecchymose. Et la nuit était encore loin, surtout à cette période de l'année.

Assis sur son banc de conduite, sous les doux rayons de cette fin d'après-midi, le Vieux Lion menait la charrette le long d'une route cahoteuse. Sur les bords s'épanouissaient de gros bouquets de fleurs des champs où musaient abeilles et gros bourdons. Les chevaux grognèrent et s'agitèrent. Même les bêtes paraissaient contaminées par l'aura tendue qui émanait de l'arrière. Elles rechignaient davantage pour être attelées, elles renâclaient, se blessaient la bouche sur les mors...

J'aurais bien besoin de fumer. Mais il décida d'attendre la fin de la journée, car ses réserves d'herbes fondaient, à force.

Sous son regard, le paysage ondulant d'une région florissante se déroulait d'un horizon à l'autre. Les champs, les vergers et les pâturages couvraient les collines et les vallées, s'organisaient autour des bourgades et des fermes, épousaient les contours de l'Ondevin. Le fleuve, large, paisible et miroitant, se lovait avec paresse entre de doux reliefs. Une campagne féconde, une paysannerie prospère, étaient souvent le gage d'un royaume en bonne santé.

Pour combien de temps encore ?

Les propos alarmants de Marie, en tout cas, avaient éveillé les craintes de Corso. Le malaise du nosferatu avait transparu et, lorsqu'Artemus l'avait interrogé, il avait fini par lui confier ses appréhensions. Son maître, le fameux Amadeus, avait de grands projets pour sa race maudite. Des projets effrayants. S'il n'en connaissait pas le détail, Corso pouvait néanmoins dire que les royaumes couraient un grave danger, que, même si aucun signe ne permettait encore de le deviner, la guerre promettait d'embraser tout ce qu'il avait à présent sous les yeux. L'urgence était de rigueur. Mais face à leur preuve irréfutable, Eterna n'aurait d'autre choix que d'entendre leurs voix.

Cependant, la cohabitation des deux nosferatus dans cette charrette était un enfer. Elle, hystérique, lui, impulsif. La nuit permettait à Corso de s'éloigner, de rompre avec cette pression de tous les instants. Mais les autres... Régulièrement, Marie criait et vociférait de longues tirades, derrière sa toile. Et son agitation s'aggravait à mesure que sa faim grandissait. L'auberge était exclue, bien entendu, et ils avaient même été contraints d'éloigner la charrette du reste du camp et de se relayer à la surveillance, pour espérer pouvoir fermer l'œil. De toute manière, elle était enchaînée, et la chaîne était bien scellée dans le plancher du véhicule. Malgré tout, ils étaient fatigués, nerveux, irritables. Rosie avait peur de Marie et faisait des cauchemars. Elle craignait même de monter sur le chariot et ne restait jamais dessus ou à côté toute seule.

Artemus tourna la tête et la regarda, blottie contre lui. Les autres marchaient ou chevauchaient, sur les montures récupérées. Sa mère se dégourdissait les jambes à côté du chariot. Toutefois plus personne ne désirait partager avec la captive l'espace délimité par la toile. Corso devait la supporter tout seul.

« Vous allez tous crever, de toute façon, rumina Marie juste derrière lui. Ce n'est qu'une question de temps. Et à voir comme vous êtes idiots, vous ne ferez certainement pas long feu...

-Je t'ai dit de te taire, lâcha Corso. À moins que tu ne tiennes pas à tes dents. »

Rosie leva les yeux vers le vieux templier, des yeux arrondis, une petite grimace contrite sur le visage. Artemus sourit. « Corso n'est pas si méchant, chuchota-t-il. Il veut lui faire peur.

-Je sais bien, murmura la gamine. Et elle aussi, elle sait. Mais elle mériterait quand même une fessée, non ? »

Il ne put s'empêcher de rire. « Oh oui ! Je suis tout à fait d'accord. Et je m'en occuperais moi-même, si je pensais que ça pouvait aider.

-Elle aurait besoin d'une Méchante Maggie.

-Sans aucun doute, oui. »

La tête d'un cheval apparut sur la gauche, suivie d'Arrod. « La copine à Corso est à nouveau de belle humeur.

-C'est pas sa copine ! rétorqua Rosie.

-Oh, ils ont quelques points communs, tu sais. » Un sourire plissa la fine cicatrice sur sa joue. Il rutilait dans sa nouvelle maille. « Et, juste une idée, on pourrait pas lui couper un bout à cette charmante demoiselle ? Un bout ne vous suffit pas ? Ce serait moins bruyant. Moins usant aussi.

-Visiblement non, dit Artemus. Ça ne suffirait pas.

-Ha ! Je vois que vous y avez déjà songé. » Il se claqua la cuisse. « Dommage... Mais on ne pourrait pas quand même lui couper la langue ? Juste pour être tranquille. Je sais que vous en avez envie vous aussi. Tout le monde ne pense qu'à ça.

-J'ai trouvé la volonté nécessaire pour renoncer à vous couper la vôtre, je suis sûr de pouvoir en trouver encore un peu pour elle aussi. »

Le mercenaire soupira. « Vous êtes plus dur avec moi qu'avec ces monstres...

-Mais je vous paie mieux aussi. L'exigence est un luxe que je peux dès lors me permettre. »

Ils franchirent le sommet d'une ondulation du terrain, passèrent non loin d'un moulin qui tournait avec paresse et découvrirent un village, blotti au creux de la vallée suivante. Il devait compter vingt ou trente habitations, plus quelques fermes sur les pentes. Au centre, au bord d'une petite esplanade pavée, saillait une église et son beffroi. Comme souvent dans cette région, le clocher faisait office de tour de garde, et l'on pouvait y distinguer la pointe d'une hallebarde.

Estrella prit la place laissée vacante par le Cassim, à la gauche d'Artemus. « On essaie d'éviter ? demanda-t-elle.

-Non. Ce n'est qu'un village. Nous ne ferons que traverser, ce sera vite fait. Et puis la route mène par là. Pas certain qu'une autre voie carrossable permette de contourner. »

En effet, lorsqu'ils étaient passés aux abords de Blédorval, ils avaient préféré tenir leur captive à distance. Tandis que Corso la gardait sous surveillance, sous une tente au cœur d'un bois, les autres en avaient profité pour s'approvisionner. C'était là qu'Artemus s'était fourni la chaîne et le verrou, et qu'il avait fait de sa charrette un transport de prisonniers.

Le vieux templier tourna des yeux inquiets vers son amie. « Et comment va Lyren ? Je ne sais pas trop comment lui parler. Je n'ai jamais vraiment su à vrai dire... Et il se confie plus volontiers à toi maintenant.

-Il marche un peu en retrait. L'exécution des prisonniers a jeté un nouveau froid entre lui et Corso.

-Et entre lui et moi. M'est avis qu'il doit me trouver trop complaisant. »

La Rose de Fer fit la moue. « Il a conscience que ces hommes n'étaient pas innocents et il connaît l'importance de notre mission. Simplement, il n'était pas préparé à ce que cette importance nous contraindrait à faire, ou à tolérer. Je lui ai expliqué à quelles extrémités nous a parfois poussées l'instinct de survie, lorsque moi et mes sœurs nous sentions en danger. Il comprend.

-La faute m'en revient. Je ne l'ai préparé à rien... Et à vrai dire, je ne m'attendais pas moi-même aux épreuves et aux choix auxquels nous sommes confrontés.

-Ne sois pas trop dur envers toi-même. Et fais confiance à Lyren. Il tient bon. Il est toujours là, prêt à tenir son rôle. Il ne flanche pas, il assimile. »

Dieu ! Que je suis content de l'avoir avec nous... Estrella comblait ses lacunes à la perfection. Pour rien au monde il n'aurait voulu accomplir cette mission sans elle.

Après un peu de marche, à l'approche du village, Mira remonta à côté de sa fille, qui lui fit de la place sur le banc de conduite. Elle portait des chaussons, une robe et des bas neufs, achetés à Blédorval. Rosie aussi avait été rhabillée, et, à la vérité, la plupart d'entre eux s'étaient procuré des vêtements propres. La jolie rousse avait même rapporté une chemise et des braies à Corso. Le nosferatu avait été touché par cette attention.

Le groupe atteignit les premières maisonnettes, des constructions aux murs de pierres plates sous un toit d'herbe, de chaume ou de tuiles cuites pour les plus cossues. Sur la place pavée, devant l'église, régnait une certaine animation. Un petit attroupement s'était formé, essentiellement des enfants, d'où s'échappaient des rires et des éclats de stupeur. Rosie se redressa aussitôt, le regard brillant d'intérêt.

Des baladins avaient installé un écran peint de couleurs vives et jouaient un spectacle de marionnettes. Pour l'heure, un chevalier articulé tintait dans son armure de fer blanc, face à un dragon dont les ailes battaient vigoureusement. La voix d'un homme invisible, douce et agréable, contait la geste de Saint-Simar terrassant le Démon. Et chaque coup d'épée arrachait des cris enthousiastes au jeune auditoire.

Les boucles rousses de la gamine vinrent chatouiller la barbe d'Artemus comme elle grimpait sur ses genoux pour mieux voir. Il fit arrêter les chevaux et la fillette se tourna vers sa mère. « Je peux aller voir ? Dis maman ? S'il te plaît ? »

Mira échangea un regard avec le vieux templier. Il hocha la tête.

« Merci, dit-elle. Ma fille a tellement peu l'occasion de s'amuser et de voir d'autres enfants. Depuis toujours...

-Ouiiii ! » s'écria Rosie en courant vers les marionnettes.

Mais le Vieux Lion était intéressé par autre chose que le spectacle. Son attention se porta au-delà du public, au-delà de l'écran des artistes, à côté de l'église. Ses yeux se posèrent sur une roulotte, un véhicule tout en bois, fermé par une porte avec un verrou. Un puissant cheval, une sorte de bête de labour, avec les jambes épaisses et le poil fourni, y était attaché par une longe et broutait calmement.

« Vous voulez savoir comment ça fini ? demanda Arrod, interrompant ses réflexions. Le petit type qui agite son épée, là, il tue le dragon et sauve la belle. » Devant la mine sombre du templier, il ricana. « Vous en pensez quoi, vous ? Ce fameux saint, il s'est tiré la bougresse après, non ? L'histoire s'arrête trop tôt... »

La Balafre s'approcha à son tour. « On reste jusqu'à la fin ?

-Oui, répondit Artemus. La petite a besoin de s'amuser. Et nous avons tous besoin d'une pause.

-Bon. »

Ed démonta, confia les rênes au mercenaire et se joignit à l'assistance. Puis il se pencha sur Rosie et la prit sur ses épaules. Ce n'était pas vraiment nécessaire pour voir, mais ça la fit éclater de rire.

« C'est juste pour Rosie, ou tu as une idée derrière la tête ? »

La voix de Lyren surprit le Vieux Lion, qui se retourna. Le jeune homme lui adressa un timide sourire. Le premier depuis longtemps. Il fallait sûrement en remercier Estrella. D'ailleurs celle-ci émit un petit rire. « C'est curieux, ça. C'est exactement ce que j'allais demander.

-Je dois encore y réfléchir, répondit Artemus. Mais cette roulotte, là-bas, me donne des idées. Je vais peut-être en discuter avec ces marionnettistes.

-Ils ne se sépareront pas de leur moyen de transport, de leur gagne-pain.

-Non, je m'en doute. »

Quelques éclats d'enthousiasme et de rire plus tard, lorsque le dragon fut bel et bien mort et l'histoire, toujours trop courte au goût d'Arrod, terminée, les baladins sortirent le chapeau pour récolter quelques piécettes. Artemus se leva et descendit de la charrette pour aller à leur rencontre, encore en proie à l'hésitation. Nous verrons s'ils m'inspirent confiance.

Tout à coup, l'un des troubadours leva les yeux vers eux et sa bouche s'ouvrit d'étonnement. Derrière le Vieux Lion, Mira eut un hoquet de surprise. « Ça alors, c'est Cyril !

-Vous le connaissez ? s'étonna-t-il.

-Il chantait parfois au Rouge Royaume.

-Est-il digne de confiance ?

-Oui... je crois. Je ne le connais pas très bien. Mais il s'est toujours montré bienveillant avec moi. »

Comme un joli chanteur avec une jolie fille d'auberge ? Mais il s'approcha néanmoins des troubadours et fit signe à Mira de l'accompagner. De toute façon, il l'a vue... « S'il vous apprécie, peut-être écoutera-t-il ma proposition avec plus d'attention. »

Ils étaient trois. Une svelte jeune femme, pâle et blonde, aux yeux francs. Un robuste gaillard, épais comme un bœuf, le nez taché de son, qui reconnut aussitôt Mira sans toutefois oser croiser son regard. Et enfin le fameux Cyril, les traits délicats, un beau sourire, mais sinon plutôt quelconque. Il s'agissait cependant du meneur.

Le templier attendit qu'ils eussent achevé leur tour et recompté leur menue monnaie, parmi laquelle une miche de pain et une pomme, pour les accoster. « Pas une fortune, on dirait. Laissez-moi récompenser votre art, mes amis », dit-il, catapultant un ouesterin en direction du chanteur. Ce dernier l'attrapa au vol avec l'un de ses blancs sourires. « Vous nous avez offert un beau spectacle. Et vos marionnettes sont splendides.

-C'est trop d'honneur messire. » Cyril s'inclina. « J'ai réadapté, et si peu, une histoire bien connue. Johan a façonné les pantins et Aurine les a peints. Grand merci à vous de nous reconnaître un peu de talent. » Ensuite, il posa les yeux sur Mira, à son côté, et son regard s'éclaira. Sa voix s'adoucit encore. « Mais que vois-je ? Est-ce possible ? Une beauté qui a souvent hanté mes nuits !

-Bonjour Cyril, répondit la jeune femme.

-J'ai entendu dire que le malheur s'était abattu sur Maggie et son établissement. Je craignais de ne jamais avoir le plaisir de vous revoir. Mais, visiblement, vous en avez réchappé.

-Mira a eu de la chance, intervint le templier. Elle était absente lors de l'incendie. »

Les sourcils du chanteur s'arquèrent si haut qu'Artemus crut qu'ils finiraient par disparaître dans ses cheveux. « Absente ? La Reine Maggie l'a autorisé ? »

Bon sang ! Était-elle donc séquestrée ? Difficile d'improviser une excuse, dans ces conditions. Maintenant, il avait une raison de plus de faire aboutir son idée. Ça, et s'il refuse, il faudra sans doute le payer assez cher pour acheter son silence. Et peut-être même évoquer la rancœur de la Confrérie... « Elle n'a pas vraiment eu le choix, se borna-t-il à dire. Mais j'aurais à m'entretenir avec vous.

-Moi qui pensais avoir affaire à un généreux mécène.

-Oh mais je sais me montrer très généreux. Davantage que votre public d'aujourd'hui, en tout cas », ajouta-t-il, avec un regard appuyé au contenu du chapeau.

Un nouveau sourire illumina le visage de Cyril. « Que diriez-vous de souper avec nous, dans ce cas ? On parle souvent mieux avec le ventre plein.

-Tout dépend de ce que vous avez à proposer.

-Malheureusement pas grand-chose. Nous n'avons pas fait fortune et nous songions à installer notre roulotte plus loin sur la route, au bord du fleuve, non loin du village. »

Il imagine sans doute qu'ainsi je vais proposer de le nourrir. « C'est parfait dans ce cas ! s'exclama le Vieux Lion. Ainsi nous serons au calme. Le ventre plein, c'est bien, au calme, c'est encore mieux pour discuter. »

Ça commençait un peu à s'agiter derrière la toile de la charrette. Au calme... plus ou moins.

Ils s'installèrent dans une cambrure du fleuve, entre quelques bouquets d'arbres, les toitures du village toujours en vue. Lyren et la Balafre s'occupèrent du feu, les autres dételèrent, dessellèrent et pansèrent les chevaux, préparèrent le fourrage. Ils prirent toutefois soin de laisser leur charrette un peu à l'écart. L'exaspération de Corso était par trop perceptible, même à travers la toile.

Artemus daigna partager leur pain et leur charcuterie, Cyril leur versa à chacun un coup de son pinard. Et tout le monde prit place autour de la flambée. Au terme du repas. Le vieux templier s'alluma enfin une pipe bien méritée. Johan, le grand timide, montra les marionnettes à une Rosie fascinée. Aurine sortit sa lyre et leur fit profiter de son talent. Les notes harmonieuses de chansons pourtant bien connues n'avaient jamais été si douces, si pleines de sensibilité, aux oreilles du templier.

Mira sourit en regardant sa fille, tout à coup tellement épanouie. « Je ne savais pas que vous donniez de tels spectacles. J'avais toujours imaginé que vous vous en teniez à la musique et au chant.

-Ce n'est pas un divertissement qui a la faveur des tavernes, expliqua Cyril, et c'est assez récent, à vrai dire. J'ai eu cette idée, car elle n'était pas trop onéreuse. Et je pense pouvoir dire que c'est un succès. Il me semble que la diversité est payante. Être capable de s'adapter au public et au contexte, ça permet en quelque sorte d'être au bon endroit en toute circonstance.

-C'est merveilleux ! Et puis ça vous aide à vivre ainsi, libres comme vous l'êtes...

-C'est exact. La plupart des gens vivent sur la terre d'un seigneur et n'ont jamais même l'occasion de voir où ce dernier vit. Nous, notre maison est portée par des roues. Nous allons là où l'envie nous mène et nous jouons même, parfois, dans les demeures de ces si puissants seigneurs... »

Aurine émit un soupir d'aise exagéré. « Aaaah... Oui, bon, ça c'est quand on trouve un public ou un seigneur accueillant. Mais personne n'a envie d'entendre toujours les mêmes chansons, les mêmes spectacles, chantés et joués par les mêmes troubadours. Et alors il faut partir. La route est autant une bénédiction qu'une malédiction.

-C'est vrai que je vous ai toujours un peu enviés, confessa Mira. Je n'ai jamais vraiment imaginé que voyager pouvait devenir une contrainte.

-Et moi, c'est vous que j'ai toujours enviée, dit la barde. Je vous voyais danser, dans vos belles robes de dames, sous les yeux ébahis des hommes. Quand moi je me contentais de laine, que j'usais jusqu'au dernier fil avant d'en changer... J'imagine qu'en cherchant un peu, on peut envier à peu près n'importe qui. »

Cyril se resservit un gobelet de vin. « Je suis tout de même curieux de savoir, Mira, ce qui vous a jetée sur les routes, vous aussi. Bien sûr, il y a eu cet incendie, mais vous n'étiez déjà plus à l'auberge...

-Et ceci est directement lié à ce dont je désirais vous entretenir », répondit le vieux templier, à la place de la jeune femme. Il se frotta la barbe. Comment m'y prendre ? « D'abord, seriez-vous intéressés de voyager en notre compagnie ?

-Pourquoi pas ? Un peu de bonne compagnie n'a jamais fait de mal. » Il lança un regard appuyé à la beauté rousse. « Et je vois ici quelque très bonne compagnie. »

Arrod s'approcha de Mira et jeta son bras autour de sa taille, ce sans se départir de son sourire avenant, mais une lueur de défi dans les yeux. « Nous sommes en effet de très bonne compagnie, dit-il, tant qu'on respecte quelques... convenances. »

Sainte Mère, aidez-moi ! Nous n'avons pas besoin d'un surcroît de tension dans ce groupe. « Ce qui m'intéresse, à vrai dire, reprit Artemus, c'est l'usage de votre roulotte.

-Notre roulotte ? Mais vous avez un véhicule, vous aussi...

-Un véhicule, mais deux passagers. » Le templier cracha un nuage de fumée. Impossible de voyager ensemble sans lui révéler au moins une part de vérité. « Nous avons là une prisonnière et un voyageur dont l'anonymat doit être préservé. Il ne quitte que rarement son abri. Jamais en plein jour, jamais en public. Et ces deux passagers ne sont pas vraiment amis. »

Aurine s'arrêta de jouer. Le sourire de Cyril s'était figé, sans toutefois disparaître. « Je vois, dit-il. Un voyageur mystérieux et une prisonnière... Vous comprendrez que je vous demande qui vous êtes ?

-Vous pouvez demander, répondit Lyren, nous ne sommes pas tenus de répondre. »

Artemus posa la main sur l'épaule du jeune homme. « Nous concevons vos inquiétudes, marmonna-t-il. Nous sommes des templiers, du moins moi-même et frère Lyren. Nous sommes accompagnés de mercenaires et notre mission est secrète. Nous avons essuyé quelques revers et nous voici. S'il vous faut une preuve, jetez un œil à ceci. » Il brandit son poing pour lui montrer l'anneau d'argent frappé d'une épée, récupéré sur la dépouille de frère Gabriel. « Nous nous rendons à Eterna. C'est une belle et grande cité, et le pays est très peuplé, vous y trouverez tu travail. Mais je vous saurais gré de ne pas vous montrer trop curieux quant au reste. »

Le chanteur détailla l'anneau du templier. « Bien sûr, je comprends. En fait, nous hésitions entre Havre-Noble et Prince-Aubade, que l'on dit très ouverte et accueillante envers les artistes... mais oui, Eterna, pourquoi pas ? » Il lissa son sourcil du bout de l'index. « Mais la route est longue et les templiers sont riches. Nous pourrions peut-être convenir d'un arrangement.

-Une escorte gracieuse ne vous suffit pas ? grinça Estrella. Vous n'avez pas l'air d'être taillé pour le combat. Hormis Mira et sa gamine, nous sommes tous gens d'épée. Avec nous, votre sécurité sera garantie et ne vous coûtera rien. »

Le front plissé, Cyril se frotta le menton. Il observa tour à tour les membres du groupe... et leurs armes.

« Pour ma part, je me serais dispensé de faire appel à votre « charité », déclara Lyren avec un regard soucieux pour le Vieux Lion. Je pense que nous aurions pu nous accommoder encore un peu des mauvais rapports entre nos deux passagers.

-Va dire ça à notre ami, là derrière, rétorqua Artemus. Si possible avant qu'il n'étripe Marie.

-Oui, bon, il ne l'a pas encore tuée, n'est-ce pas ? Mais puisque nous négocions ce voyage avec ces braves baladins, autant mettre les choses au clair. » Le jeune homme se tourna à nouveau vers Cyril. « Nous ne sommes pas des malandrins. Vous n'avez rien à craindre de nous. Si nous avions voulu vous dépouiller, vous ne pensez pas que ce serait déjà fait ? » Il désigna Artemus. « Vous avez vu l'anneau de mon ami. Et vous en savez déjà plus que nécessaire sur nous. Si notre offre ne vous intéresse pas, fort bien. Mais si vous ne désirez pas vous attirer de problèmes, je vous suggère d'oublier que vous nous avez rencontrés. Les templiers ont des commanderies un peu partout, vous savez.

-Ils ont raison, intervint Aurine. Nous trouverons plus vite fortune avec leur aide. Nous sommes arrivés à Blédorval en voyageant avec des pèlerins. Nous avons bénéficié d'une belle saison dans la cité, mais maintenant, nous en sommes réduits à nous arrêter dans le moindre hameau pour éviter les chances de mauvaise rencontre. Et on ne peut pas dire qu'on s'enrichit, n'est-ce pas ? »

Du bruit leur parvint de la charrette. La toile se souleva pour livrer passage à une silhouette massive, qui s'approcha ensuite d'un pas lourd. Il faisait nuit et Corso quittait sa compagne d'infortune. La colère lui donnait une mine effroyable, accentuée par la danse du feu de camp sur ses traits tirés. Et c'était encore pire lorsqu'il avait faim. Mais pas cette nuit.

En principe, il ne devrait pas se nourrir avant un moment, il avait « chassé » la veille. Au début, Artemus s'était dit qu'il pourrait peut-être calmer son appétit avec le sang de la captive, mais Corso avait refusé et lui avait expliqué qu'il s'agissait d'un sacrilège chez les nosferatus. Le sang de vampire était formellement interdit. La rumeur le prétendait puissant, mais l'on risquait d'y prendre goût au point d'en être dépendant. Jadis, certains vampires étaient même devenus déments en buvant le sang des leurs.

Corso entra dans le cercle de lumière. « C'est qui, ces gens ? Des baladins, j'ai entendu ?

-Et voilà votre mystérieux voyageur anonyme, je présume, hasarda le chanteur. J'avais osé imaginer un hôte de prestige, mais il ne s'agit pas d'un seigneur en tout cas, d'après les manières.

-Parce que vous croyez vraiment que tous les nobles ont des manières ? bougonna le nosferatu. Alors, que se passe-t-il ?

-Je m'emploie à te trouver un autre moyen de transport, dit Artemus. Plus calme.

-Voilà qui ne ferait pas de mal, en effet. »

Les regards convergèrent vers Cyril. « J'accepte, mais la location de notre roulotte devrait néanmoins nous valoir une compensation, vous ne pensez pas ? Vous ne songeriez pas à requérir une chambre à l'auberge sans la payer...

-Je ne logerai pas parmi vous, si ça peut vous rassurer. »

Artemus tapota le fourneau de sa pipe sur une pierre pour le vider. « C'est une proposition honnête. Deux ouesterins la semaine me semblent un prix satisfaisant, qu'en pensez-vous ?

-Pour deux deniers de plus, votre passager sera nourri.

-Pas besoin, grogna Corso.

-Mais vous aurez néanmoins vos deux deniers, pour empêcher trop de questions de jaillir de vos lèvres », conclut le vieux templier en tendant la main.

Le chanteur offrit la sienne et l'accord fut conclu. Puis il adressa son plus beau sourire à Mira. « Je pense que je viens de conclure une bonne affaire. Voyager jusqu'à l'ancienne capitale du monde, être payé pour ça et, le plus beau de tout, en votre charmante compagnie, chère Mirabella, nul homme au monde ne pourrait rêver mieux.

-Vous avez toujours su me flatter, Cyril.

-Mais il fut un temps où vos sourires me coûtaient très cher. Il suffit parfois d'attendre pour être récompensé. »

Arrod ne goûta pas l'allusion, il serra les dents et plissa les yeux. Toute sa physionomie était une menace ouverte. Corso, quant à lui, sembla en proie à une intense réflexion. Ses épais sourcils se froncèrent et il s'assit lourdement parmi eux, tout près de Rosie et de sa mère. « Mirabella ? C'est votre prénom ?

-C'est ainsi que ma mère m'a appelée, oui. Toutefois tout le monde a pris pour habitude de m'appeler Mira. Je n'ai pas connu mon père, il est mort avant ma naissance, en Terre Sainte je crois. Mais il adorait ce prénom et ma mère a voulu lui rendre hommage.

-Il est mort en Terre Sainte... » Il sourit à Rosie. « Mirabella est un très joli prénom, en effet. Et Rosie aussi.

-Rosie est également un hommage. À ma mère... Elle était merveilleuse. Je suppose que toutes les filles voient en leur mère un modèle, mais j'aime à penser que la mienne était exceptionnelle. Elle avait beau être fille de ferme, mon père était prospère et lui avait donné une bonne éducation. Elle m'a transmis tout ce qu'elle pouvait. »

Le regard de Corso brillait d'intensité à la lueur des flammes. « Et comment vous êtes-vous retrouvée au Rouge Royaume ?

-Un terrible incendie a eu raison de la ferme familiale... et de la famille. Mais ma mère et moi étions absentes.

-Encore une fois, fit remarquer Cyril, voilant à peine la suspicion dans son propos. Vous avez décidément un don pour échapper aux flammes. »

Mira rougit. « Je ne sais pas, mais maintenant que vous le dites... Je n'étais alors qu'un nourrisson. Nous étions chez un cousin, car ma mère avait peu de lait et la femme de ce cousin venait d'avoir un enfant, elle aussi. L'incendie nous a tout pris. C'est ce cousin qui nous a pour ainsi dire vendues à Maggie. » Elle déglutit. « J'ai peut-être une bonne étoile pour ce qui est du feu, mais du reste... Ma mère n'avait plus rien. Elle n'a pas eu le choix. La grosse me tenait entre ses griffes. Et cette truie a fait peser les mêmes menaces sur Rosie après ça...

-Et qu'est-il arrivé à votre mère ? » demanda Corso.

Le regard de Mira se troubla. L'émotion lui noua la gorge. « Emportée par une infection. Une maladie donnée au lit par un client. Après ça, Maggie a décidé de... préserver la fille mieux que la mère.

-Et, ma foi, elle a bien fait ! intervint Cyril. Mais si nous apportions un peu de gaieté à cette soirée maussade, qu'en dites-vous ? Aurine, Johan, jouez-nous quelque chose d'entraînant, voulez-vous ? C'est bien le moins que l'on puisse faire pour nos nouveaux partenaires. » Et comme les premières notes s'envolaient, il se pencha vers Mira et lui tendit la main. « Vous m'accorderez bien une petite danse ? »

La jeune femme se mordit la lèvre, mal à l'aise. Le Cassim, cette fois, se leva carrément et toisa le chanteur, la main posée sur la garde de son épée, bien en évidence. « Je tiens à éclaircir les choses, puisque tu ne comprends pas, petit histrion. Mira ne fait pas partie de ta paie. Touche ne serait-ce qu'à un de ses cheveux et je te présenterai mon autre compagne et plus fidèle amie. » Il tapota le pommeau. « De très près. Tu verras, ses baisers te laisseront un souvenir durable. »

Moins grand, moins fort, désarmé, Cyril perdit son sourire comme son assurance. Une intense rivalité couvait toutefois dans les deux regards emplis de flammes. On règle un problème et un autre surgit ! Artemus se leva lui aussi et s'interposa. « Écartez-vous ! Par les enfers, êtes-vous donc incapables de vous maîtriser ? »

Il laissa peser un silence, mais la rage brasillait toujours dans les yeux des deux rivaux. Le chanteur renifla. « Ne serait-ce pas à Mirabella de choisir ? Si je suis plus beau, si j'ai plus de charme, c'est pas de chance pour vous, Cassim... mais ainsi va l'amour. On a suffisamment profité de son corps, vous ne croyez pas ? »

Le mercenaire posa fermement la main sur son arme, chaque muscle tendu.

« Pas question de vous laisser compromettre notre mission ! rugit Artemus. Si vous désirez régler vos comptes, attendez d'être arrivés à Eterna ! » Il pointa le doigt sur le chanteur. « Vous, allez vous asseoir dans le fleuve pour vous refroidir si besoin, mais vous gardez votre queue loin de Mira. » Puis il toucha la poitrine du mercenaire. « Et vous, pour le moment, je vous paie pour garder l'épée au fourreau. J'espère que c'est bien compris. »

Les deux hommes, toujours vibrants de colère, se séparèrent. Cyril gagna sa roulotte et Arrod revint auprès de Mira. Le Vieux Lion lâcha un long soupir en se rasseyant.

La Rose de Fer se pencha près de lui pour chuchoter. « Il va falloir les garder à l'œil, tous les deux. Finalement, avons-nous vraiment gagné quelque chose ce soir ?

- Je ne sais pas... Je suis las, Estrella. J'ai besoin d'achever cette mission, de retrouver le calme du monastère... en tout cas d'arrêter cette hypocrisie. Je n'ai jamais aimé me cacher.

-C'est éprouvant, n'est-ce pas ? Le secret, la fuite... Je comprends. J'espère néanmoins que nous aurons un peu de temps à passer ensemble, lorsque tout ça sera terminé. »

Artemus lui sourit. « Nous y veillerons. Nous en avons besoin. » Ses yeux se posèrent sur Lyren. Nous en avons tous besoin.


Continue Reading

You'll Also Like

12.6K 527 9
Tome 2 de "Mon professeur est un Alpha". Lucas a fini ses études, il est désormais dans la vie active. Romain quand à lui est devenu célèbre grâce à...
810 176 12
Premier tome des Enquêtes (para)normales de Daniel Murphy Je me présente : Daniel Murphy, détective privé, vendeur de canapés à mes heures perdues (e...
14.8K 1K 30
voici un nouveau 30 days idol challenge sur la magnifique et talentueuse Scarlett Johansson
1.2M 118K 62
Notre histoire! Quelle histoire ? C'est l'histoire d'une famille disloquée l'histoire de deux sœurs qui s'achève vite, l' histoire d'une seconde mèr...