L'empire de la nuit

By LaurentVanderheyden

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#Lauréat des Wattys 2016 dans la catégorie "Coup de cœur du QG"# La paix dure depuis vingt ans ou peu s'en fa... More

Carte
Prologue
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
Chapitre XXVI
Chapitre XXVII
Chapitre XXVIII
Chapitre XXIX
Chapitre XXX
Chapitre XXXI
Chapitre XXXII
Chapitre XXXIII
Chapitre XXXIV
Chapitre XXXV
Chapitre XXXVI
Chapitre XXXVII
Chapitre XXXVIII
Chapitre XXXIX
Chapitre XL
Chapitre XLI
Epilogue
Principaux personnages
Dates importantes

Chapitre XVIII

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By LaurentVanderheyden

Un indescriptible chaos régnait dans l'auberge.

Les templiers s'étaient séparés pour tambouriner aux portes. Les clients ensommeillés marmonnaient, grognaient, invectivaient. Cependant, la puissante voix d'Artemus couvrait le vacarme. « Alerte ! L'auberge est attaquée ! Tout le monde debout ! »

Corso, lui, ne songeait qu'à une chose : prévenir Mira et Rosie. Mais il ne savait pas au juste où elles se trouvaient et le couloir était rempli de gens en chemise de nuit ou en train de s'habiller à la hâte sans savoir pourquoi. La grosse patronne ne tarda pas à surgir, mamelles ballotantes sous une robe de soie blanche. « Quel est ce tintamarre templiers ? Que se passe-t-il donc ? »

Tout à coup, des coups ébranlèrent la porte du rez-de-chaussée, puis des vitres volèrent en éclats. Bon sang, ils vont rentrer ! Pas le temps de chercher après ses amies. Corso se rua vers l'escalier, bouscula le monde sur son passage, gardes occupés à enfiler leurs culottes, à boucler leur ceinture, clients ahuris ou mécontents, et déboula dans la grande salle. Il perçut le son de la course des templiers sur ses talons et ne prit pas le temps de jeter un œil en arrière. En effet, les lueurs de torches en mouvement à l'extérieur lui révélaient que, déjà, plusieurs silhouettes avaient pris pied dans l'auberge, glissaient entre les tables et d'autres se faufilaient dans l'embrasure de fenêtres brisées. Et la porte gémissait sous les coups répétés.

Avec un rugissement, le nosferatu fondit sur le premier venu, qui ne s'attendait certainement pas à se faire attaquer par une bête enragée. Le garde du Chapitre, couvert de mailles noires, leva sa lame, mais Corso le saisit au poignet, encaissa un coup de bouclier sans broncher et l'envoya heurter le mur de toutes ses forces. Son adversaire émit un râle et retomba, désarticulé. D'un coup de botte en plein visage, il s'assura qu'il reste au sol. Puis il attrapa son épée et se tourna vers les autres silhouettes, qui le cernaient à présent. Quatre hommes luisants d'acier.

Mais les templiers surgirent dans leurs dos. « Le cœur, l'esprit, le feu ! »

Corso profita de cette diversion pour frapper sous les gardes trop hautes. Deux d'entre eux s'effondrèrent, les genoux tailladés. Ils furent promptement achevés. Le sang coula sur le plancher, éveilla ses instincts. Il fut parcouru d'un frisson d'excitation.

« Tenez les fenêtres et la porte ! rugit le nosferatu. Je m'occupe de ceux qui restent ! »

Frère Lyren et frère Gabriel s'élancèrent vers les assaillants surpris, à peine entrés ou encore occupés à se tortiller dans les étroites ouvertures. Artemus gagna la porte avec Estrella et s'appuya de tout son poids pour soulager les gonds. Heureusement, c'était un bois épais et de construction solide.

Pour sa part, Corso fit face aux deux adversaires qui demeuraient devant lui, méfiants, inquiets. Ils sont coupés des autres. Ils ne s'attendaient pas à ça. Mais ils étaient protégés par de bons hauberts, de solides écus. Alors que lui... Je suis tout nu avec une épée. Il bondit en avant, égratigna leurs boucliers. Plus rapide qu'eux, il para leurs assauts maladroits. Il attrapa une chaise et la jeta sur celui de droite, repéra une ouverture, plongea. Son coup, d'estoc, se moqua de la maille, traversa l'abdomen, fit jaillir le sang à gros bouillons. Toutefois l'autre en profita pour amorcer un redoutable coup de taille. Corso tenta de bondir hors de portée, mais il avait un temps de retard. Les dents serrées, il s'attendit à ressentir un sillon cuisant au flanc. Mais l'homme s'effondra. Derrière lui, Estrella l'observait d'un œil que la méfiance n'avait pas encore tout à fait déserté, la lame noire et luisante.

Des hommes, encore passablement débraillés, arrivèrent dans la salle et se joignirent aux templiers pour tenir les fenêtres. Corso et la Rose de Fer s'approchèrent de la porte malmenée. Le nosferatu s'accroupit sous une étroite croisée, tout à côté, et jeta un œil au-dehors. Aussitôt, elle fut brisée et une volée d'échardes de verre plut sur sa tête. Ni une ni deux, il darda l'épée à travers l'ouverture. Il sentit une résistance, entendit un grognement étranglé. Le nosferatu avait touché quelqu'un. Il pouvait sentir son sang, chaud et odorant. Aussitôt, le vieux templier vint se placer près de lui, arbalète à la main, et lâcha un carreau en direction des assaillants. L'un d'eux le prit en pleine poitrine. Le bout du vireton saillait encore de la maille, tandis que le garde s'affalait.

Artemus encocha un nouveau trait, mais on avait collé des boucliers sur la croisée brisée et l'on s'attaquait à présent à la porte avec masses et haches. Le panneau de bois, pourtant épais, tremblait sur ses gonds. Il finirait par céder. Le templier lâcha l'arbalète et s'arc-bouta de nouveau contre la porte afin d'amortir les chocs. Son amie à la peau mate se tenait derrière, le regard farouche, prête à croiser le fer. Je l'aime bien celle-là.

« Ouvrez la porte, » leur dit-il. Ils l'observèrent, en quête d'explications. « N'en laissez rentrer que deux ou trois. Je m'en charge. »

Ils hésitèrent, mais devant sa détermination, finirent par s'exécuter et retirer le verrou. Sitôt la porte entrebâillée, Corso se glissa dehors. Il attrapa le premier venu par le col et le tira d'un coup sec à l'intérieur. Le garde, surpris, alla bouler par terre. Estrella fut aussitôt sur lui et, sans hésitation, avec un cri de furie, le planta au sol d'un puissant coup d'épée porté à l'aide des deux mains. Deux autres se faufilèrent à sa suite et tentèrent de créer une brèche, mais Corso joua des coudes pour les écarter de son passage et balança son pied dans le suivant, afin de le repousser dehors et de permettre à la porte de se refermer.

Ensuite il volta brusquement vers ses deux adversaires, la bouche étirée en un sourire de joie intense, sauvage. Rhaaaa ! Si je meurs cette nuit, du moins partirai-je de belle manière ! Quelle satisfaction de découvrir qu'il avait recouvré ses forces ! Il abattit son arme sur le bouclier de celui de droite, qui chancela sous la vigueur de l'assaut, et envoya son coude dans le visage de celui de gauche, qui en était encore à se demander pourquoi ses copains n'entraient pas eux aussi. Le premier se redressa et brandit sa hache, mais le bouclier pendait au bout de son bras. L'os, dessous, avait dû se briser en parant. Il envoya néanmoins un coup de taille en direction du visage du nosferatu, qui n'eut aucun mal à esquiver pour s'approcher et lui asséner un coup de garde au menton qui projeta sa tête en arrière. Suivit un revers qui lui trancha la gorge ainsi dévoilée dans une gerbe de sang. Il en fut éclaboussé et il se pourlécha les lèvres avec gourmandise. Mais lorsqu'il se tourna vers le dernier ennemi, ce fut pour constater qu'il gisait dans une flaque noirâtre. La petite orientale s'était déjà occupée de son cas. Il en ressentit presque de la frustration.

Enfin, il ouvrit ses sens pour se faire une idée de ce qui se passait tout autour et ailleurs dans l'auberge. Cependant, il fut surpris par le calme qui régnait. L'assaut avait déjà cessé, l'ennemi avait reflué. Il y avait bien un blessé qui gémissait de l'autre côté de la salle, mais voilà tout.

Artemus déplia sa vieille carcasse. « Et quoi ? C'est tout ? Que préparent-ils ? lança-t-il à l'adresse de Corso.

-Non, on n'a pas fini de s'amuser, croyez-moi. Ce premier assaut les a surpris, ils ne s'attendaient pas à une telle résistance. Leurs maîtres n'étaient pas encore avec eux. Ils ne se montrent pas s'ils peuvent l'éviter. »

Frère Gabriel s'approcha. « Il semblerait que nous n'ayons pas encore de pertes à déplorer, dit-il. J'ai vu qu'ils tiraient en direction des étages. Je vais voir ce qu'il en est, s'il y a d'autres blessés. »

Estrella essuya des gouttes de sang sur sa joue et se tourna vers lui. « Ils n'ont pas essayé longtemps, en tout cas.

-Ils sont venus pour un seul individu, répondit le nosferatu, en principe isolé. Ils pensaient attaquer une auberge endormie... Ils étaient loin d'imaginer que vous rendriez les coups. »

Elle lui sourit. « Je suis rassurée, avoua-t-elle. Jusqu'au bout, je me suis demandé pour qui vous alliez vous battre. » Et d'ajouter, avec un ricanement qui démentait cependant toute plaisanterie : « Pour tout dire, je vous réservais mon premier coup d'épée. »

Corso, loin d'en prendre ombrage, eut une moue amusée. Oui, décidément, je l'aime bien cette petite dame. Il retourna du côté de la croisée pour jeter un œil dehors. Le calme était revenu, les silhouettes et les torches paraissaient s'être éloignées. Au loin, il les voyait s'agiter dans tous les sens. « Je ne sais pas quand il vont redonner l'assaut, mais ce répit est notre dernière occasion de nous préparer. Pour ma part, j'enfilerais bien quelque chose de plus épais que cette chemise.

-Nous allons rassembler tout le monde, dit Artemus, réunir tout l'équipement que nous avons sous la main. »

Frère Gabriel redescendit, suivi de tout un petit monde, gens de l'auberge, clients, le tout mené par les tenanciers de l'établissement. « Un homme du marchand a pris un trait, dit le frère archiviste. Il crachait du sang et respirait de moins en moins bien. Il était condamné, j'ai abrégé ses souffrances. Nous n'avons pas subi d'autres pertes.

-Bien, répondit Artemus. Maintenant, nous n'avons pas de temps à perdre. Nous devons profiter du calme, du temps qu'ils prennent pour se réorganiser. Nous devons nous préparer. » Il se tourna vers l'attroupement qui s'était formé dans la salle commune. « Nous avons besoin de chaque homme capable de tenir une arme, déclara-t-il d'une voix capable de couvrir la clameur d'un champ de bataille. Il faut réunir tout ce dont nous disposons pour nous défendre, arcs, armes, couteaux, marteaux, n'importe quoi. Nous pouvons prêter des arbalètes à ceux qui sauraient s'en servir.

-Mais le combat est-il la seule issue ? Ne pouvez-vous préciser qui sont ces gens que nous allons devoir affronter ? » demanda le gras marchand de vin d'une voix tremblante, tiraillant nerveusement sur sa barbiche. Son visage joufflu était encore tout chiffonné de sommeil. Son regard fébrile glissait sur les corps couverts de mailles noires, sur les flaques de sang et disait assez à quel point il était terrorisé. Étonnant qu'il ne se soit pas déjà fait dessus, songea Corso.

« Ils sont des ennemis de la couronne et ont besoin de quelque chose que nous devons protéger, répondit simplement le templier. Nous manquons de temps pour de plus amples explications et l'essentiel doit rester secret, je le crains. Que vos hommes montent à l'étage et obturent les fenêtres avec des meubles ! Que les hommes de l'auberge s'occupent du rez-de-chaussée ! »

Pas mal pour un vieillard, dut reconnaître Corso. Artemus avait une autorité naturelle, c'était certain. L'homme voûté et fatigué qui l'avait interrogé avait fait place à un guerrier, un meneur, droit et fier malgré la lourde cotte de mailles. Il avait tiré tout le monde du lit et maintenant, il les mettait sur le pied de guerre, sans même qu'ils sachent exactement pourquoi... Et les hommes obéissaient à ses ordres. Son manteau plus gris que blanc et son épée d'argent suffisaient.

L'on se mit à courir de tous côtés. Ceux-ci se mettaient en quête d'armes et récupéraient celles des morts, ceux-là déplaçaient des tables devant les fenêtres brisées. Le grabuge et les cadavres, ça a de quoi les convaincre aussi.

Comme pour le contredire, la truie qui osait s'affubler du titre de « Rouge Reine » approcha, les sourcils froncés, la bouche tordue en une vilaine petite moue. Elle avait enfilé une robe, mais sans ses poudres et ses fards, elle était encore moins belle à voir. « Vous réveillez mes clients au beau milieu de la nuit, empilez mes tables et les renversez, appelez au combat... à quoi va ressembler mon auberge si ça continue ?

-Madame, l'heure n'est pas aux lamentations. Nous sommes attaqués par des gens aux très mauvaises intentions, je compte défendre tout le monde. Je suppose que vous préférez voir vos clients réveillés plutôt que morts. »

La tenancière haussa les épaules. « Je n'y comprends rien. Tout ça me dépasse, templier. Je n'ai jamais entendu une chose pareille. Mais les dégâts, qui donc va les payer ? »

Artemus leva les yeux au ciel. « Si ce n'est que ça et si ça peut vous faire taire, je vous garantis que je ferai tout pour que la Confrérie vous dédommage généreusement. Nos coffres sont loin d'être vides. À présent, madame, si vous n'aidez pas, veuillez au moins rester hors du chemin. »

Elle ne répondit que par une grimace et un soupir exaspéré. Dans un coin, le mari, immobile et le regard inexpressif, restait muet. Et ça c'est le patron...Corso se souvint du servant qu'il avait brisé contre le mur et se tourna, en quête de son haubert. Mais un garde de l'auberge était déjà occupé à le dépouiller.

« Bon, je veux que les non-combattants se rassemblent dans le dortoir, reprit Artemus. Les autres, venez me voir et je vous trouverai une affectation. Je vois que certains ont apporté des arcs, si vous savez tirer, prenez-en un ou une arbalète et montez aux étages. » Ses yeux se posèrent sur Corso, toujours en chemise. « Oh et, madame, jeta-t-il à la truie rouge en lui désignant le nosferatu, vous entretenez une garde, veuillez fournir une armure à mon ami. »

Tandis que le templier poursuivait les préparatifs et répétait ses consignes, Maggie, sa vilaine figure toujours froissée, emmena Corso vers le premier étage. Elle entra dans un débarras et ouvrit un gros coffre en chêne bardé d'acier. Ensuite elle fouilla et lui tendit un plastron et une camisole matelassée. « Tenez, dit-elle. Ceci appartenait à l'un de mes hommes, mais il est mort à présent. Vous n'avez qu'à le garder. »

Quelle générosité ! Le nosferatu enfila le gambison, puis tenta de se glisser dans la jaque de cuir. On ne pouvait pas vraiment parler d'une armure, c'était une pauvre chose de cuir usé, attendri. Je suppose que c'est mieux que d'être à poil. Ces affaires avaient sans doute appartenu à Thibaut, le fameux type qu'il avait précipité au fond du puits. Le destin vous joue parfois de ces tours... En effet, il avait pu voir qu'Arrod, le remplaçant, disposait de son propre équipement, une chemise, simple, mais de bonne maille.

Le nosferatu passa une main sur la surface râpeuse et usée de son cuir. Il avait presque l'impression de sentir encore de légers relents de cadavre. Une odeur fantôme, une illusion, Thibaut ne portait pas son armure le soir de sa mort. Elle était un peu serrée. Il ne parvint pas à boucler la dernière sangle. Bah, j'ai toute une clique de mortels prêts à se battre pour ma survie. Je ne vais pas me plaindre. Ça vaut bien n'importe quelle armure. Il en était encore à s'étonner de l'étendue des résultats de sa démarche. Le soir encore, seul et caché dans un trou sous la grange, à présent entouré de tous ces gens. Tâchons de passer la nuit, nous aurons tout loisir de nous étonner plus tard.

« Ne me remerciez surtout pas », lâcha la patronne.

Corso la détailla. « Merci pour quoi ? Pour ce morceau de cuir ? Ou pour les bons traitements que vous avez réservés à Mira et sa fille ? »

Il la dominait de plus d'une tête. Elle lut dans son regard l'envie de meurtre qui y couvait et se ratatina. « Quoi ? Mais que...

-Nous réglerons ça plus tard. »

Mira, je ne l'ai pas encore vue. Où est-elle ? Le nosferatu se détourna et monta vers le dernier étage. Ça s'animait un peu partout, on bougeait des meubles, on clouait à certains endroits, on chuchotait aussi, beaucoup. Une véritable ruche vrombissante. Corso atteignit un grenier et mit le nez dehors par une lucarne. Son regard parcourut la clairière.

Tout était paisible. Un voile de nuages déchirés glissait lentement devant le croissant brillant de la lune. Le serpent paresseux de la route était désert et l'orée des bois était retranchée dans des ténèbres que même l'œil de Corso peinait à percer. Pour l'heure, rien ne bougeait, tout était silencieux. Les torches avaient été éteintes. Le calme avant la tempête.

Quelles chances avaient-ils au juste ? Ces hommes feraient-ils le poids ? Les templiers, au moins, offriraient une résistance honorable. Arrod également, il l'avait vu se battre, et peut-être aussi un ou deux des mercenaires de ce marchand flageolant. Et en face, qu'avions-nous ? Keldrag se faisait accompagner d'une centaine de gardes pour assister aux réunions du Chapitre habituellement, peut-être davantage. Les avait-il tous emmenés avec lui pour lui donner la chasse ? Et combien de nosferatus pour les superviser ? Avec Keldrag et Parsifal, ça faisait au moins deux. Si les mortels peuvent se charger des mortels, je parviendrai peut-être à m'occuper des immortels. Si au moins ils pouvaient tenir jusqu'au lever du jour. En plus, j'ai une dette envers Parsifal...

Voilà un moment qu'une idée s'était mise à trotter dans sa tête. Si c'était Parsifal qui accompagnait la garde capitulaire et non Braggo, cela devait certainement signifier que Salazar se trouvait derrière cette traque. Et, si Corso ne se trompait pas, cela signifiait également qu'ils préféreraient le prendre mort que vif, par peur de ce qu'il pourrait bien raconter. Or, s'il décidait plutôt de se rendre à Keldrag, celui-ci ne le tuerait pas, pas avant qu'il n'ait comparu devant le Chapitre pour répondre de ses actes. S'il était jugé coupable, ce qui était possible sinon probable pour un impur, il mourrait sans doute d'une mort peu enviable. Mais cependant il aurait le temps de se défendre, de tout expliquer à Amadeus... Lui ne me laisserait pas mourir.

Et cependant, cette option n'était pas envisageable, car cela signifiait abandonner ces mortels à leur sort. Tous, ils périraient, les clients, les templiers... Mira et Rosie... C'est moi qui les ai mises en danger. Non, il n'avait pas le choix, il devait les protéger. D'une manière ou d'une autre, il s'était attaché. D'une manière ou d'une autre, il devait vaincre les siens cette nuit. Ils ne m'ont jamais considéré que comme un moins que rien, après tout. Mais il ne pouvait s'empêcher d'éprouver du remord. Pour Amadeus. Son maître s'était toujours montré bon pour lui.

Tout à coup, une silhouette plus noire que la nuit se dessina et s'approcha du bord de la route, juste devant l'auberge. Bientôt une voix retentit, puissante et claire : « Corso, montre-toi ! » L'ordre de Kelrag claqua comme un coup de fouet. Corso fut presque tenté d'obéir. « Rends-toi ! poursuivit le commandeur de la garde. Ne compliquons pas les choses. »

La porte principale de l'auberge s'ouvrit et Artemus sortit. Il marcha, couvert de mailles, drapé dans son manteau gris, son épée à la main. Il traversa la grand route et vint se planter juste en face de Keldrag Deorn. Il a de l'autorité, mais il a aussi du cran, le vieillard... Les deux hommes discutèrent, mais la distance ne permettait pas à Corso de distinguer le moindre mot.

Si Keldrag se montrait, cela signifiait que ses forces étaient prêtes à agir, aussi décida-t-il de redescendre pour se préparer à l'assaut. En quittant le grenier, il croisa Mira et Rosie, blotties l'une contre l'autre dans le couloir. Il s'approcha. « Que faites-vous là ? demanda-t-il.

-Je... je ne sais pas quoi faire, répondit Mira. Oh, Corso, que se passe-t-il ? Qui sont tous ces gens dehors ?

-Ceux qui veulent ma mort. Vous ne devriez pas rester là, trouvez un endroit où vous cacher. Je crois que les autres se sont rassemblés dans le dortoir. »

Elle se mordit la lèvre. « Oui, les autres filles se sont rassemblées dans le dortoir commun... mais elles ne nous ont jamais aimées. Je voudrais rester auprès de vous. Je sais que vous allez vous battre, mais je... J'ai peur. »

Corso passa une main dans les cheveux de Rosie, qui cachait sa frimousse dans la jupe de sa mère. « Où se trouve votre chambre ?

-Juste ici, dans cette mansarde.

-Eh bien restez-y. Mieux ! Cachez-vous sous un lit, au cas où. Je viendrai vous chercher dès que tout sera terminé. »

Mira baissa les yeux. « Et si vous ne revenez pas ?

-Dans ce cas, attendez que la journée soit assez avancée, le soleil haut dans le ciel, et fuyez loin d'ici. Mais ne vous inquiétez pas, je ne suis pas si facile à tuer. »

Il la serra contre lui. Elle tremblait. Le nosferatu éprouva une dernière fois le soyeux de ses cheveux sur sa joue, et finit par descendre rejoindre les autres.

Dans la salle commune, les hommes étaient agités. La tension qui régnait était comparable à celle qui précède l'orage. Il y avait ceux qui se taisaient, qui se demandaient pourquoi ils allaient se battre, peut-être mourir. Arrod semblait être de ceux-là. Silencieux, il regardait dehors par un morceau de fenêtre encore accessible, l'épée toujours au fourreau, mais la main posée sur le pommeau. Et il y avait les autres, ceux qui, l'arme à la main, faisaient déjà de grands moulinets, ceux qui faisaient du bruit. Parmi eux Léonard, un autre garde du Rouge Royaume, qui parlait d'un ton assuré au milieu de la milice de fortune. « Enfin, un peu d'action ! C'est qu'y a presque jamais rien qui s'passe dans l'coin. C'te fois, on méritera not' paie, ça oui ! On pourra même p't-être demander une tite prime.

-Et tu t'demandes pas qui c'est, ces gens ? demanda un autre. C't une histoire de templiers, d'accord, mais z'ont l'air bien armés là-dehors. On s'battrait p't-être bien pour le compte d'un seigneur qu'on saurait rien.

-Ouais, pas faux. Mais imagine, après ça, les filles qui s'cachent là-haut, elles penseront plus qu'à chercher quelqu'un à récompenser pour leur avoir sauvé leurs jolies miches. Et qui c'est qui s'ra là, les bras grands ouverts, pour recevoir les merci et p't-être bien aussi aut' chose ? Ha haaa ! »

Et visiblement, son enthousiasme était communicatif. Ses arguments ne laissaient pas les autres indifférents. Ils échangèrent de grands rires et des claques dans le dos. C'est aussi un moyen pour eux d'affronter l'appréhension qui précède la bataille, songea Corso. Dans de tels moments, même les mortels peuvent percevoir le sang qui s'apprête à couler. Ils oubliaient un peu vite que l'un des hommes du marchand de vin était déjà mort.

Il sentit une présence s'approcher et se retourna. Le Cassim s'était glissé près de lui discrètement. « Le gars qu'ils recherchent, c'est vous n'est-ce pas ?  murmura-t-il. Ils n'ont pas l'air d'être venus pour les filles ou la bière en tout cas... » 

Corso le regarda, méfiant. Mentir était inutile. Il savait.

« Vous êtes resté ici tout ce temps ? demanda encore le mercenaire. Pourquoi ? Si vous étiez recherché, pourquoi rester ici ?

-J'étais blessé. J'ai dû me remettre.

-Vous paraissez en bonne forme. Vous auriez pu partir depuis longtemps. »

C'était probablement ce fichu mercenaire qui l'avait vendu, qui avait confirmé à ses ennemis qu'il était bien ici. Celui-ci peut crever ce soir, je ne m'en porterai pas plus mal. Peu importait combien ils l'avaient payé d'ailleurs, il n'aurait sans doute pas le temps de dépenser son or.

« Ils ont l'air d'être nombreux, là-dehors. Ça fait beaucoup de monde pour un seul individu.

-C'est que je peux me montrer très méchant... »

Le mercenaire soupira. « Les templiers non plus ne veulent pas répondre à mes questions. Tant de secrets, ça ne motive pas les troupes. Mon épée est peut-être à louer, mais je préférerais savoir pourquoi je dois la tirer du fourreau.

-Alors faites-le pour vivre, car ces gens, là-dehors, ils ne comptent pas laisser de survivants. »

Arrod le regarda dans les yeux, comme pour y chercher les réponses qu'on ne lui donnait pas. C'est à cet instant qu'Artemus rentra, la mine sombre. « Tenez-vous prêts, dit-il, ils vont passer à l'attaque. »

Le Cassim rejoignit son poste près de la fenêtre. Corso s'approcha de la porte, devant laquelle une table avait été renversée. Les templiers se tenaient là, se proposant de tenir l'entrée principale. La porte la plus large, aussi la plus vulnérable. Frère Lyren avait une arbalète chargée entre les mains et attendait anxieusement le début des combats. Lui-même assura sa prise sur son épée.

Et il attendit.

Mais l'attente ne fut pas longue. Un éclat de voix. Des pas précipités. De nombreux pas. Voilà, ça avait commencé. Corso jeta un œil au travers l'étroite croisée, à proximité de la porte. Il les vit courir. Plus de lumières, ils se méfient. En dépit des ténèbres, l'œil de Corso pouvait les discerner. « Ça y est, ils reviennent », dit-il.

Les silhouettes se faufilaient, boucliers levés. Elles avaient à peine franchi le bord de la route que quelques traits fusaient depuis l'étage. Ils se fichèrent dans le sol. Pure perte. Un cri de douleur s'éleva néanmoins quelque part, hors de son champ de vision. Bon, l'un d'eux au moins avait été touché.

Des coups sourds retentirent à nouveau à la porte. Ils s'acharnaient sur les points d'attache. On entendit fuser quelques traits, suivis du bruit mat du bois. La petite fenêtre à côté de la porte était de nouveau obturée par des boucliers et empêchaient le jeune templier de tirer. Corso songea bien à retenter d'attirer quelques hommes à l'intérieur, mais il n'aurait plus la surprise de son côté et craignait qu'ils ne parviennent à forcer le passage avant que les templiers puissent refermer la porte.

Corso se retourna. La salle commune était en ébullition. Plus loin, le fameux Léonard et un autre gars tentaient de garder une table plaquée sur une fenêtre par laquelle un ennemi se faufilait. Corso bondit dans leur direction, attendit qu'un écart se fasse entre le meuble et le mur, puis balança un rapide coup de lame. L'acier dévia l'acier, mais l'autre recula dehors et ne revint pas tenter sa chance par-là.

Ensuite, ses yeux firent le tour de la salle. Les fenêtres n'étaient plus prises d'assaut. Les assaillants ne tentaient plus rien de ce côté-là. On heurtait bien à la porte d'entrée et à celle côté cour, mais rien d'alarmant pour l'instant. Aussi le vampire décida-t-il de monter d'un étage. Il gravit l'escalier puis s'approcha de l'endroit qui surplombait la porte principale, sur laquelle on frappait sans relâche. Les tireurs hérissaient les boucliers de traits, mais sans guère d'effet.

« Du calme, leur dit-il. En faire des porcs-épics ne sert pas à grand-chose. Je vais essayer de troubler un peu ce toit qu'ils maintiennent au-dessus de leurs têtes. Attendez de voir apparaître une ouverture. »

Corso chercha quelque chose de lourd. Une idée lui vint. Il farfouilla dans le débarras de la patronne et dénicha le gros coffre en chêne, avec d'épaisses charnières, un gros verrou d'acier et des clous larges comme son pouce. Les templiers dédommageront la grosse, de toute façon. Puis il le traîna près de la fenêtre située à l'aplomb de l'entrée, le souleva et le laissa choir sur les gardes qui s'acharnaient sur la porte. Le son d'un grand fracas retentit, ensuite des cris de douleur. Par les sept enfers, voilà qui devrait leur donner un bon mal de crâne, pour le moins ! Il risqua un regard vers le seuil et vit deux hommes allongés, sonnés ou inconscients ou morts. Les boucliers s'agitaient et offraient des trouées. Les tireurs ne manquèrent pas l'opportunité. Deux flèches et un carreau disparurent sous les écus et provoquèrent de nouveaux râles de douleur. Un sourire illumina le visage de Corso. Il n'eut cependant que le temps de se remettre à couvert. Deux traits sifflèrent dans sa direction.

Mais soudain, il entendit des appels à l'aide provenant du second étage, côté cour. Il se précipita vers l'escalier, qu'il gravit quatre à quatre. Il déboucha dans une vaste chambre : les appartements des propriétaires. Là, un homme gisait déjà au sol, recroquevillé, tremblant, et un autre bloquait la porte qui donnait accès à la pièce voisine. Corso comprit tout de suite ce qu'il se passait. Les assaillants étaient montés sur le toit de la grange pour atteindre le second étage. Ils avaient forcé le passage de la fenêtre et avaient réussi à rentrer. Et cette porte-ci ne tiendrait guère. L'assaut sur le rez-de-chaussée n'était qu'une diversion.

Il se tourna vers l'escalier pour hurler. « Du monde au second ! »

Un craquement et la porte céda. Corso bondit par-dessus le lit et se rua dans l'ouverture qui s'agrandissait dans le panneau de bois. Le battant s'inclina et tomba finalement du côté des assaillants. Le nosferatu marcha sur un garde qui se retrouvait coincé dessous et envoya quelques larges coups de taille devant lui pour faire refluer l'ennemi. Il laissa l'autre s'occuper du gars sous la porte et focalisa son attention sur ceux qui lui faisaient face. Le vampire para et esquiva une série d'attaques des deux hommes qui avaient tout juste la place pour se tenir devant lui et attendit une opportunité. Sitôt que l'un d'eux tenta un coup un peu trop appuyé, il fit un pas de côté, le saisit au poignet et le projeta dans la chambre derrière lui en profitant de son élan. Encore un pour toi l'ami ! Sans plus s'en préoccuper, il revint à l'autre, le frappa à l'avant-bras. Il put presque entendre l'os céder. Puis il lui balança la pointe de l'épée en plein visage. Un œil sauta lorsqu'il retira la lame.

Il fut aussitôt remplacé par deux autres combattants. Toutefois, l'un d'eux dérapa sur le plancher rendu glissant par le sang. Pas de chance... Le nosferatu profita que son adversaire soit déstabilisé, bras écartés, jambe tendue, pour envoyer sa lame en direction de sa cuisse dégarnie et sectionner son artère fémorale. Il hurla. Celui-là va agoniser pendant un moment. Au moins n'avait-il plus à s'en soucier. L'autre hésita et préféra se cantonner à défendre en attendant qu'un allié vienne le soutenir. Corso fit voler des copeaux de son bouclier dès le premier choc. Y aurait-il un défaut dans cet écu ? Il n'essaya même pas d'ajuster ses coups. Il frappa tant et plus, jusqu'à ce que bois, métal et cuir commencent à montrer des signes de désolidarisation. Les yeux du garde s'agrandirent sous son heaume en voyant son ouvrage. Corso était sur le point de le tenir à sa merci, quand un autre candidat vint se joindre à la danse.

Cette fois il rigola moins. Le nouveau venu n'était autre que Parsifal. Il perçut au dernier instant l'approche de la lame à toute vitesse, en direction de sa gorge non protégée. Il se jeta en arrière, buta contre le chambranle de la porte brisée et écopa tout de même d'une estafilade. Revenir dans l'encadrement de la porte pour ramener le combat à un contre un. Mais à peine la pensée s'était-elle formulée dans son esprit qu'il perçut du mouvement de ce côté. Je n'aurai pas la place. Plutôt que d'aller se cogner contre un allié, il lança un assaut puissant vers l'avant, facile à parer pour Parsifal, mais seulement destiné à lui ouvrir une voie vers l'autre côté de la pièce, vers un peu plus d'espace. Il volta, dos au mur et évalua la situation.

Face à lui, Parsifal, une envie de meurtre dans les yeux. Lui aussi veut une revanche. Sur sa gauche, fenêtre brisée, barricade enfoncée, des silhouettes sur le toit de la grange, prêtes à investir les lieux. Il faut en finir, et vite ! Derrière le séide de Salazar, dans l'encadrement de la porte, le jeune templier, arbalète au poing. Ce dernier pointa son arme en direction du garde au bouclier brisé et tira. L'autre eut beau, par réflexe, lever son panneau de bois en morceaux, le carreau se fraya un passage parmi les lambeaux de planches et de cuir pour l'atteindre à la gorge. En voilà un de moins.

La danse reprit de plus belle. Parsifal se jeta sur lui, souple comme un félin, vif comme un serpent. Il savait y faire. Corso détourna une attaque, puis une autre, encore une et... Aïe ! Touché au flanc. La lame était trop acérée, cette merde de vieux cuir pas assez rigide. Un long sillon enflammé lui barrait les côtes. Pendant ce temps, Lyren et Gabriel arrivaient en renfort, l'épée au clair.

« Empêchez les autres d'entrer ! leur cria-t-il. Laissez-moi m'occuper de celui-ci ! »

Dans un cri, les deux templiers coururent à la fenêtre pour endiguer l'avancée des gardes du Chapitre. Corso était à présent tranquille de ce côté. Mais, quelques passes d'armes plus tard, il buta contre le garde qui se vidait de son sang, trébucha et, tandis qu'il se rétablissait, écopa d'une nouvelle entaille, sous le genou. Le sourire de Parsifal s'étira. Contre ses propres coups, ce dernier se positionnait systématiquement de telle sorte que, lorsqu'ils portaient, sa maille serrée les détournait. Je ne peux pas me permettre ce luxe pour ma part, songea-t-il en passant la main sur son cuir éventré. Son adversaire portait également une pansière de bon acier pour protéger son tronc, mais pas plus. Il n'était pas du genre à sacrifier sa rapidité, son principal atout. Il est tout de même mieux protégé que moi. Quant à le fatiguer, pas le temps pour ça.

Corso n'avait plus qu'une chose à faire. C'était un Alycan après tout. Il devait tirer parti de sa force pure. S'ensuivirent quelques frappes furieuses, pleines de rage mais précises. L'autre para douloureusement la première et préféra esquiver les deux autres pour se prémunir du choc de l'impact. Pas grave. C'était bien ce qu'il espérait de toute manière. Il avait ainsi contraint son adversaire à reculer dans un coin. Ses options étaient à présent limitées. Maintenant, ne pas se soucier de prendre un coup ! Parsifal, acculé, frapperait à coup sûr. Où ? Difficile à dire. Mais lui-même avait une bonne idée de l'endroit où porter son attaque pour que l'autre ne puisse plus compter sur son acier.

Tout se passa très vite. Il plongea. Un coup d'estoc capable d'empaler un bœuf. Parsifal perdit son sourire pour la première fois, mais plongea lui aussi, droit sur la trajectoire de l'épée de Corso. Parfait. L'Alycan sentit une brûlure le foudroyer. Pas grave. C'était prévu. Mais bon sang, c'était loin d'être une éraflure cette fois ! Le sang empoissa aussitôt son gambison. En revanche son adversaire se contorsionna tant et si bien qu'encore une fois, l'acier fit son office. Comment est-ce possible ? Mais le coup était tel, porté avec tant de violence, qu'il laissa un profond sillon dans le plastron bien lisse de Parsifal, fendit la braconnière, glissa jusque sur la maille qui couvrait sa hanche selon un angle propice, puis s'enfonça à travers l'acier, le cuir et la chair. Aaaaah ! Enfin ! Et Corso vrilla son épée un bon coup avant de la ressortir.

L'autre laissa échapper un cri de stupeur et de souffrance tout à la fois. L'arrogance avait fait place à l'horreur sur son doux visage. Il était plié en deux. Il haletait et cherchait à comprimer la plaie. Le sang sourdait abondamment de sous le haubert.

Pour sa part il avait été touché à l'aisselle. C'est tout juste s'il pouvait encore tendre le bras gauche et la douleur irradiait le long de son flanc. Mais il n'en laissa rien paraître. Parsifal avait l'air si secoué par sa blessure, il lui sembla opportun de tirer parti de cet avantage psychologique. Il se remit en garde, prêt à poursuivre le combat. Parsifal se redressa, mais il boitait et se mordait la lèvre. Corso prit une grande inspiration pour faire refluer la douleur.

À cet instant, une voix retentit, provenant du rez-de-chaussée. Celle d'Artemus. « Brèche ! »

Ils ont percé en bas...

Une série d'événements se déroulèrent presque simultanément. Tout d'abord, Lyren se retourna, tendu, mais déterminé. Il quitta son poste à la fenêtre pour se diriger vers l'escalier et répondre à l'appel d'Artemus. Ensuite, un assaillant profita aussitôt de son départ pour se ruer vers l'espace ainsi laissé libre. Frère Gabriel fit écran, repoussa l'intrus d'un bon coup de lame en travers des jambes, mais fut blessé à l'épaule et contraint de reculer d'un pas, déséquilibré. Enfin, en un éclair, Parsifal saisit sa chance, prit appui sur sa bonne jambe, bondit sur le templier, l'empoigna par derrière et lui trancha la gorge. L'enchaînement laissa Corso sur place sans qu'il puisse intervenir. Jamais il n'aurait cru le vampire encore capable d'une telle rapidité, après la blessure qu'il venait de lui infliger. Soit il avait bien caché son jeu, soit il avait puisé dans ses ultimes ressources.

Le jeune templier jeta un œil en arrière et se retourna, horrifié, pour constater que son ami était en train de mourir, les mains plaquées sur le cou, une fontaine de sang jaillissant d'entre ses doigts. Sa bouche s'ouvrait et se fermait, cherchant de l'air, comme un poisson hors de l'eau. Parsifal profita du moment de stupeur pour s'esquiver par la fenêtre et disparaître sur le toit de la grange.

Lyren fit demi-tour et tomba à genou à côté de son ami, des larmes plein les yeux. Il n'y avait plus rien à faire pour lui, Corso le savait. Par contre nous n'en avons pas encore terminé... Il regarda au-dehors, sur le toit de la grange. Il ne restait que quelques silhouettes de ce côté et elles paraissaient hésiter. La fuite du nosferatu les a fait douter probablement. « Petit, ton ami se meurt et tu veux être à ses côtés. Mais je t'en prie, surveille cette fenêtre et ne laisse personne entrer. Je m'occupe du rez-de-chaussée. »

Le jeune homme, affligé, le regarda sans paraître comprendre les mots. Corso quitta néanmoins la pièce, le bras gauche collé contre sa poitrine pour atténuer la douleur et l'hémorragie. Dans la chambre se trouvaient toujours les deux hommes qu'il avait croisés en arrivant. Celui qui gisait au sol ne bougeait plus. L'autre le regarda, les yeux écarquillés, s'attendant peut-être à voir surgir un ennemi.

« Entre là-dedans ! ordonna le vampire en désignant la pièce voisine. Reste près du templier et surveille la fenêtre avec lui. »

Il fonça ensuite vers l'escalier.

Dans la salle commune, Corso découvrit un champ de bataille. La porte principale avait cédé. Des corps jonchaient le sol parmi tables et chaises brisées. Artemus, Estrella, Arrod et quelques autres luttaient pour circonscrire l'avancée des adversaires autour du seuil, mais de nouveaux gardes arrivaient à l'extérieur. Il crut même reconnaître Keldrag au milieu des hommes, accourant vers la brèche. Surtout, ne pas laisser entrer celui-là !

Il se jeta dans la mêlée et se fraya un passage jusqu'à la porte. Il se rua sur l'adversaire qui entrait à cet instant et le projeta dehors. Ensuite il para à gauche, para à droite, sentit une nouvelle pointe vriller son dos. Quelle merde cette armure ! Mais il persista à tenir l'entrée. Les autres ne restaient pas les bras ballants. Artemus se débarrassa de son opposant, mais reçut un coup à la tempe qui le fit chanceler. Arrod tenait en respect trois adversaires tandis qu'Estrella s'occupait de les prendre à revers. Cependant que le nosferatu empêchait les nouveaux arrivants d'entrer, ses alliés reconquéraient les lieux.

Mais bientôt, Corso remarqua un nouveau reflux parmi les assaillants. Ils n'essayaient plus d'entrer, au contraire, ils reculaient peu à peu. Leurs regards se portaient vers les toits. Il se tordit le cou pour voir, mais, à part quelques lueurs projetées, il ne discerna rien. Par contre le vent nocturne lui apporta des relents de fumée. Du feu !

Il put entendre la voix de Keldrag tonner par-dessus la clameur. « Qui ? Qui a mis le feu à l'auberge ? »

Les nosferatus n'aimaient pas ça, le feu. Pas du tout. Terrible, mortel, incontrôlable, il faisait partie des rares périls qu'ils devaient fuir. Et cette aversion grandissait à mesure qu'ils vieillissaient. Corso profita du répit pour reboucher la porte avec des tables et des meubles. Derrière lui, on achevait les derniers gardes.

Tout à coup, une pensée le frappa de plein fouet : Mira, Rosie ! Sans plus se préoccuper d'autre chose, il remonta vers les étages aussi vite qu'il put. Il les imaginait déjà, brûlées vives, appelant son nom en vain. En arrivant sous le toit, il découvrit un épais nuage de fumée noire qui lui piqua les yeux et le fit suffoquer. A priori il ne pouvait pas mourir ainsi, d'asphyxie, mais sa poitrine brûlait à respirer cet air saturé de suie. Et il ne voyait presque rien, il butait dans les murs, il cherchait les portes, il n'était plus sûr de savoir où se trouvait celle de la mansarde. Elles ne devraient plus être loin. Pourvu qu'il ne leur soit rien arrivé.

Mort d'inquiétude, il continua d'avancer dans cette purée de pois et, un instant, les fumées se firent moins denses. Il y avait ici un grand trou dans le toit, par lequel elles pouvaient s'échapper. Des poutres et des ardoises jonchaient le sol en travers du couloir. Le vent faisait tourbillonner les panaches fuligineux et attisaient les flammes. De l'autre côté, Corso perçut des pleurs et des gémissements. « Mira ! » cria-t-il.

Il entendit tousser et sangloter. Il voulait s'approcher, mais un gros madrier rutilant de braises rougeoyantes lui barrait la route et, non loin, il entendait rugir la fournaise. Une peur démente tenta de s'emparer de lui. Il l'ignora. « Mira ! Rosie ! hurla-t-il aussi fort qu'il put.

-Corso ? » Des quintes de toux. « C'est vous? »

Bon sang elles sont coincées ! « C'est moi, je vais vous sortir de là. » La chaleur était presque insupportable là où il se tenait, il n'osait imaginer ce qu'elles devaient endurer. Il crut voir deux silhouettes parmi toutes ces fumées. Il les entendit tousser et la petite gémir un peu plus distinctement. Si seulement il pouvait écarter cette poutre du couloir, elles pourraient sans doute courir sur les débris brûlants pour venir le rejoindre. Allez mon vieux, ce n'est qu'un bout de bois !

Il rassembla tout son courage, jeta son épée et saisit le madrier incandescent. Il n'aurait qu'une chance. Corso sentait déjà les braises ronger ses chairs jusqu'à l'os. Il appliqua toute sa force et s'aida de son poids. Le chevron frémit et s'inclina. Il lui imprima un mouvement de rotation pour qu'il tombe sur le côté du couloir. La poutre emporta un nouveau morceau de toit et un paquet d'ardoises bouillantes lui tomba sur la tête.

D'un mouvement il se dégagea des débris et ne put retenir un grognement de douleur en écartant ses doigts en étoile pour constater les dégâts. L'intérieur de ses mains n'était plus qu'un enchevêtrement de chairs fondues et à vif. « Voilà, vite, vous pouvez passer si vous vous dépêchez ! »

Mira prit sa fille dans ses bras et fonça tête baissée dans sa direction. Il la rattrapa et la serra contre lui, juste un instant, soulagé. Ensuite il recula et les guida vers l'escalier, vers de l'air respirable.

À mesure qu'ils descendaient, la jeune femme reprenait de grandes goulées d'air entre ses quintes de toux. Mais bientôt elle tira sur sa manche, lui envoyant un éclair de douleur dans le bras gauche. « Corso, que se passe-t-il ? Où sont les gens qui vous recherchent ?

-Ils sont toujours dehors. Ils cernent l'auberge et ils y ont mis le feu.

-Oh non... Qu'allons-nous faire ? »

Il la regarda d'un air navré. Ne l'avait-il donc sauvée que pour cet infime sursis ? Ses dents se serrèrent de rage impuissante. « Je ne sais pas, avoua-t-il. Il est trop tard pour tenter de percer discrètement. Je vais me battre, mais je crois... je crois que c'est fini. »

C'est alors qu'elle prit le temps de le détailler. Noir de suie, couvert de sang, de blessures, les mains recroquevillées par la douleur. « Oh Corso... dans quel état vous êtes ! »

Elle caressa le chaume hirsute de ses joues. Il savoura ce contact avec sa main si douce et eut l'impression d'avoir déjà moins mal. Mais les éclats de voix du rez-de-chaussée abrégèrent cet instant de quiétude. Ils descendirent.

Dans la salle commune, des hommes, menés par Léonard, s'employaient à bouger les meubles qui encombraient le seuil afin de sortir. Malgré les protestations d'Artemus, il n'était pas question qu'ils brûlent avec cet endroit.

« Si vous sortez, vous mourrez ! » les prévint le templier. Mais il avait beau y mettre toute l'autorité possible, les autres ne l'écoutèrent pas. Un groupe de jeunes femmes et le marchand de vin les suivirent. Corso les vit se glisser dehors, comme des rats quittant le navire, jeter leurs armes au sol et demander merci. Il y eut quelques éclats de voix. L'instant d'après, ils hurlaient leur agonie. Le fer vaut sans doute mieux que le feu. Mais il ne pouvait se résoudre à leur livrer Mira et Rosie. Il ne pourrait pas supporter de les voir mourir.

Il y eut un grand craquement. Une partie du toit avait dû s'effondrer. La fumée s'épaississait, même à cet étage. Artemus se tourna vers lui, le regard las, du sang plein le front. « Il n'y a plus d'issue, n'est-ce pas ?

-Je voudrais négocier ma reddition contre votre survie à tous, croyez-moi, si seulement je le pouvais... »

Estrella cracha du sang par terre et essuya son menton tuméfié du revers de la main. « Ce qui me fait enrager, pour ma part, c'est que tout ça n'aura servi à rien. À rien du tout. Nous mourrons et le monde continuera de vivre dans l'ignorance. Après ça, nos chances seront nulles. Qui écoutera mes sœurs ? Céleste, moi, les seuls templiers assez braves pour nous aider... tous morts en vain. »

Artemus posa sa main sur son épaule et elle vint se blottir dans son cou. Il la serra contre lui avec cette sorte de tendresse dont seuls peuvent faire preuve les vieux couples qui se connaissent à la perfection, sans avoir besoin d'employer les mots. « Et où en est la nuit ? demanda le Vieux Lion, un soupçon d'espoir dans la voix. L'aube ne devrait pas tarder à pointer, non ? Nous pourrons peut-être affronter les gardes ou leur échapper une fois le jour venu. »

Le nosferatu ne chercha pas à le contredire. Si en effet ils avaient la moindre chance de s'échapper sans lui, soit. Du moment qu'ils protégeaient Mira et sa fille.

« Je... je n'ai rien pu faire. »

La voix de Lyren se brisa tandis qu'il tombait à genou. Il venait d'arriver de l'étage, le corps du frère Gabriel dans les bras, couvert de son sang.

« Mon Dieu ! s'exclama Artemus. Non, Gabriel...

-Je suis désolé. Je l'ai laissé seul, sans prévenir, et... Il était trop rapide... Je n'aurais pas dû. Toujours garder son frère à côté de soi. Toujours garder son frère à côté de soi, ne pas rompre le rang... C'est ce que nos frères ont fait au Gué. J'ai failli. »

Le jeune templier sanglotait sur la dépouille de son frère. Estrella s'agenouilla près de lui et le prit dans ses bras. Un nouveau fardeau semblait peser sur les épaules d'Artemus, un nouveau poids de lassitude.

Le brasier rugissait au-dessus de leurs têtes. Il serait bientôt sur eux. Dans l'écurie, déjà, les chevaux hennissaient de terreur. Couverte par tout ce bruit, une clameur paraissait s'élever à l'extérieur. Une dispute ? Des provocations ? Ils attendaient qu'ils sortent. Leur feraient-ils ce plaisir ?

Mais bientôt, l'oreille de Corso perçut autre chose. D'autres éclats de voix. Des menaces ? Difficile, avec tout ce raffut, de discerner la véritable origine, mais on aurait dit que cela provenait des caves. Il se tourna vers Mira. « Où se trouve l'accès aux caves ?

-Par là, dans la cuisine.

-Allons y jeter un œil. »

Le nosferatu prit les devants. Il trouva sans mal la trappe qui donnait accès au sous-sol. Et de fait, les voix étaient plus claires ici. Là-dessous, un homme et une femme avaient un échange pour le moins virulent. Il souleva la trappe d'un coup de pied et descendit le long des marches de bois. Il déboucha dans des caves basses de plafond, voûtées, encombrées de venaisons et de barils. Une lueur provenait de la pièce voisine. Guère plus que la lumière d'une chandelle.

Les templiers arrivèrent à sa suite pour voir ce qu'il se passait. Corso leur fit signe de se taire et approcha de la cave éclairée. La voix stridente d'une femme couina quelques fois. La grosse Maggie. Et un homme s'exprima d'une voix menaçante. « Pourquoi tu t'obstines donc, grasse garce ? Tout est en train de partir en fumée !

-Non... Non, pitié ! »

Il découvrit le mercenaire Cassim, la dague glissée entre les amples mamelles de la patronne, la main posée sur sa gorge. Dans un coin, le pauvre Benjar observait, les yeux exorbités, la bouche entrouverte, ne sachant que faire.

Arrod accentua la pression de l'arme sur la peau blafarde. « Je sais que ton magot traîne par ici. C'est dans les caves, n'est-ce pas ? Il doit vraiment valoir le coup pour que tu t'obstines ainsi, malgré le feu et tous ces types là-dehors. »

Là-dessus, le mari sortit de sa léthargie. Il poussa un grognement à peine humain et se rua sur le mercenaire. Ce dernier envoya la lame de sa dague en direction de son visage. De la pointe, il lui entailla la pommette. « Toi retourne dans ton coin ! »

Et Maggie couina de plus belle.

« Bon alors quoi ? Je te coupe un morceau de lard pour te convaincre ?

-Bon, d'acc... d'accord. Mais de grâce, ne nous dépouillez pas de tout. Nous n'aurons bientôt même plus de quoi nous loger. »

Elle se dirigea vers une barrique qui devait être vide, car elle la déplaça sans mal. Derrière, une dalle de pierre carrée bouchait un trou dans le mur, mais sans être scellée par le mortier. « Benji, aide-moi veux-tu ? »

Mais le mari ne bougea pas, la main plaquée sur son visage en sang.

Artemus ne put plus y tenir. «  Mais que se passe-t-il donc ici ? demanda-t-il en entrant.

-Ah ! s'écria Maggie. Templier ! Je suis heureuse de vous voir. Ce mécréant désire profiter de ces terribles événements pour me dépouiller, voyez-vous. »

Arrod se tourna vers Artemus, pas le moins gêné du monde. « Elle dispose d'une cachette secrète. Je cherchais juste un endroit pour nous mettre à l'abri de cette fournaise et tenter de vivre, rien de plus. »

Il a le mensonge dans le sang le bougre ! Mais une lueur s'alluma néanmoins dans le regard du templier. « Vous, dit-il en désignant le Cassim, vous ne prendrez pas un sou de cette brave femme ! Mais vous, chère dame, vous allez tout de suite nous montrer cette cachette.

-C'est ici. J'ai besoin d'aide pour déplacer cette dalle. »

Artemus s'approcha et, à cet instant, Benjar se rua une nouvelle fois sur Arrod, un hachoir à la main. Le Cassim surprit le regard interloqué du templier, se retourna, évita de justesse l'assaut du mari et riposta en lui plantant la dague entre les côtes. Les yeux de l'agresseur s'agrandirent. Un râle s'échappa de ses lèvres. L'espace d'un instant, les deux hommes restèrent immobiles, puis un spasme agita le corps de Benjar et il s'affala en crachant une giclée de sang noir et un dernier soupir. Eh ben... on peut dire que la nuit aura été sanglante. Un vrai festin gaspillé.

« Mon Benji ! » s'exclama, la Rouge Maggie.

Aussitôt Arrod s'éloigna de sa victime, les bras écartés, sans brusquerie. « J'ai dû me défendre, se justifia-t-il. Vous l'avez tous vu. Il a essayé de me tuer !

-Bon sang de bon Dieu ! s'écria Artemus. Vous vous défendiez ? Vraiment ? Ou était-ce lui qui tentait de défendre son bien et son épouse ? » Il grogna et lâcha un soupir exaspéré. Au-dessus d'eux, de nouveaux fracas se firent entendre à mesure que la bâtisse cédait. Les fumées gagnaient les caves à présent. « Nous sommes en danger ! Tout le monde a-t-il donc perdu la tête ? »

Arrod désigna Rosie de la pointe de sa lame. « Vous voyez cette enfant ? C'est cette brave femme, comme vous dites, qui lui a fait ce bleu sur la joue. Et ce type qui vient de crever n'avait pas la main moins lourde avec la petite. Alors vous voyez, ce n'est pas une grande perte, et se faire dépouiller de quelques écus est bien le moindre châtiment qu'ils devraient craindre. »

Corso émit un grondement imperceptible. Pour une fois, je suis assez d'accord avec lui...

« Je vois, et vous vous proposiez généreusement d'exécuter le châtiment.

-Je me proposais simplement d'essayer d'assurer un avenir à cette gamine et à sa mère. Si elles vivent, que feront-elles ensuite ? Y avez-vous seulement songé ? Non, un templier ne parcourt jamais les routes le ventre creux, pas vrai ? »

Artemus frappa du poing dans le mur. « Ce n'est pas le moment... Vous pouvez vous estimer chanceux, Cassim. J'ai autre chose à faire que de m'occuper de votre cas. » Il prit une grande inspiration, la mâchoire serrée. « Si nous essayions plutôt de survivre à cette nuit infernale au lieu de nous entre-tuer ! »

Il pria la tenancière, toute pâle et tremblante, de s'écarter et réclama l'aide de Lyren pour déplacer la dalle de pierre. Ils libérèrent ainsi un passage carré d'environ trois coudées de côté et se faufilèrent à l'intérieur. Les autres suivirent. La petite pièce secrète était plongée dans les ténèbres et Corso apporta la lanterne qui éclairait la cave.

La cache était exiguë et nue. Pas la moindre ouverture en dehors de l'entrée. Les murs couverts de salpêtre et de moisissures suintaient d'humidité. La source ou la nappe d'eau à laquelle le puits donnait accès ne devait pas être loin. Au fond, un coffre bardé d'acier constituait l'unique mobilier.

« Ici, peut-être, nous aurons une chance, murmura Artemus d'une voix où perçait enfin l'optimisme.

-Il faut l'espérer, répondit le nosferatu, car nous n'en aurons pas de meilleure. »

Ils entrèrent tous les huit, Mira, Rosie, Lyren, Artemus, Estrella, Arrod, Maggie et Corso. Les templiers emportèrent également la dépouille de leur frère, afin de lui offrir une sépulture honorable, si d'aventure ils en avaient l'occasion. Voyant cela, la Rouge Maggie réclama qu'on fasse de même pour son mari. À dix, finalement, huit vivants et deux morts, ils étaient à l'étroit. Mais Corso n'en avait cure, tant que Mira et Rosie faisaient partie des vivants. Ils s'assirent sur le sol de terre battue. Une poignée était enchâssée dans la dalle de pierre et Lyren referma la cache derrière eux.

Corso plia et déplia les doigts plusieurs fois en grimaçant. La douleur irradiait de son flanc, de son épaule, de son dos, de son genou. Son corps paraissait ne plus être qu'une plaie géante, mais la brûlure de ses mains dépassait toutes les autres, et de loin. Elle pulsait lentement, l'élançait jusqu'aux coudes. Il lui faudrait du temps pour se remettre, du temps et du sang. Il espérait retrouver sa pleine motricité, mais le feu laissait aux siens des blessures durables. Peu importe, j'ai protégé mes amies. Il se colla contre le mur frais et suintant de la cache et y puisa quelque réconfort. Puis il sentit une tête bouclée se blottir contre lui, contre son flanc douloureux. Il souleva le bras et entoura le petit corps fragile de Rosie.

Mais bientôt, les odeurs de fumée parvinrent à ses narines. Il regarda du côté de la dalle de pierre et fronça le nez. « Vous risquez de finir étouffés, dit-il, les fumées envahissent les caves. Et l'interstice entre la dalle et l'ouverture est trop grand pour empêcher leur propagation. »

Artemus huma l'air et pesta. « Bon sang il a raison ! Nous pouvons essayer de couvrir l'entrée avec quelque chose. » Il se leva, retira son manteau pour le coller sur le mur, en travers du passage.

« Ça ne suffira pas, déclara Estrella. La laine retiendra une partie des fumées, mais je crois que cette pièce finira saturée avant la fin de l'incendie... » Elle lâcha un soupir d'exaspération. Comme si, une fois encore, le destin leur jouait un mauvais tour après leur avoir laissé croire qu'il y avait une issue. Mais tout à coup, son regard s'éclaira. « Par contre, j'ai peut-être une idée ! »

Elle se leva et se pencha sur le cadavre de frère Gabriel. À gestes délicats, respectueux, elle dégrafa son manteau pour le lui ôter. Elle saisit sa propre dague et la porta à la gorge béante d'où sourdait encore du sang.

« Mais que fais-tu donc ? demanda Artemus.

-Si ça peut nous offrir de meilleures chances... Je... Il faut le tenter. Je vais imbiber cette laine. Nous n'avons pas vraiment d'eau à disposition, donc je vais utiliser son sang. Vous devriez en faire autant avec les vêtements de cet homme, » ajouta-t-elle en désignant le corps de Benjar.

Sous les regards incrédules des autres, Estrella agrandit la blessure du frère archiviste jusqu'à ce que le sang coule davantage. Ensuite elle y trempa le manteau. Le cadavre plus frais de Benjar était aussi moins vide, donc elle y planta sa dague également, provoquant un hoquet d'horreur de la part de Maggie. Mais, le moment de stupeur passé, lorsqu'ils eurent compris ce qu'elle faisait, ses compagnons l'aidèrent dans son ingrate besogne. Bientôt, ils disposèrent de suffisamment de loques sanguinolentes pour combler tout le pourtour de la dalle de pierre et empêcher le passage des fumées mortelles.

Sacrée bonne femme ! songea Corso. Je l'aime de plus en plus.

Lorsque ce fut fait, ils avaient tous les mains empoissées de sang. L'odeur enivrait le nosferatu, mais il devrait se montrer patient. Il n'y avait plus qu'à attendre. Attendre la fin de la nuit, attendre la fin de l'incendie, attendre de voir s'ils survivaient. Il y avait de l'espoir, certes, mais la nuit avait été dure pour tout le monde. La peur était palpable et peu de mots furent échangés. Malgré la fatigue, personne ne sombra dans le sommeil. Et, lorsque la lanterne s'éteignit faute de chandelle, plongeant la petite pièce dans les ténèbres, l'angoisse s'accrut encore sensiblement. L'angoisse d'une nuit noire, terrible, meurtrière.



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