L'empire de la nuit

By LaurentVanderheyden

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#Lauréat des Wattys 2016 dans la catégorie "Coup de cœur du QG"# La paix dure depuis vingt ans ou peu s'en fa... More

Carte
Prologue
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
Chapitre XXVI
Chapitre XXVII
Chapitre XXVIII
Chapitre XXIX
Chapitre XXX
Chapitre XXXI
Chapitre XXXII
Chapitre XXXIII
Chapitre XXXIV
Chapitre XXXV
Chapitre XXXVI
Chapitre XXXVII
Chapitre XXXVIII
Chapitre XXXIX
Chapitre XL
Chapitre XLI
Epilogue
Principaux personnages
Dates importantes

Chapitre XVI

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By LaurentVanderheyden

« Tu as un beau visage, lâcha rêveusement Mira, et cette cicatrice sur ta joue te donne du charme. Comment te l'es-tu faite ? »

Arrod émergea de l'eau, entièrement nu. Décidément, ce corps musclé, puissant, parcouru des témoignages de cent batailles, attisait l'attrait de la jeune femme. Il secoua ses cheveux dégoulinants, les rejeta en arrière et s'approcha de cette démarche féline, prédatrice qui révélait, à l'œil expert comme au profane, à quel point il était redoutable. « Une des premières, dit-il. J'étais jeune, inexpérimenté. Trop fougueux.

-Explique-moi, » demanda-t-elle, avide.

Le mercenaire sourit, plissant sa cicatrice et faisant naître de petites fossettes. « C'est très banal tu sais. Rien de très héroïque ou quoi que ce soit. » Elle attendit la suite, comme si elle n'avait rien entendu. Du coup il poursuivit. « Mon frère Bachar et moi avions rejoint les Damnés d'Ostmark. C'était la nuit, une nuit de gros temps, on n'y voyait guère. Nous repoussions un raid aveldhe sur une petite bourgade près d'Arcande. Ils avaient pris pied sur la berge avant qu'on ait remarqué leur présence. Leurs navires sont recouverts d'une substance noire qui les rend presque inaudibles et invisibles pendant la nuit. Et... enfin bon, je me suis trop avancé, mon voisin n'était plus là pour couvrir mon flanc. J'ai vu la lame jaillir du coin de l'œil et je me suis jeté en arrière, assez vite pour ne pas finir borgne, assez lentement pour écoper de cette balafre.

-Banal... que faut-il avoir vu dans sa vie pour considérer une bataille comme banale ? Qu'as-tu donc traversé ?

-Ce n'était pas une véritable bataille, c'était un raid. Lorsque tu as participé à des carnages où des dizaines de milliers d'individus en ont massacré des dizaines de milliers d'autres, lorsque tu as pataugé dans une mer de gadoue de sang, une escarmouche avec cinquante fermiers assoiffés de pillage n'est plus très impressionnante. » Il jeta son manteau par terre, l'étala sur l'herbe qui tapissait le bord du fleuve et s'allongea près d'elle. Sa peau scintillait d'une myriade de gouttelettes arrosées de soleil. « Mais bon, à l'époque, c'est vrai, j'ai été impressionné. Les aveldhes ne sont pas des tendres.

-Mais ils sont tombés sur moins tendre encore, pas vrai ? » Elle appuya sur un pectoral sans s'y enfoncer que de l'épaisseur de la peau. Dur comme l'acier. Si aujourd'hui elle était fascinée et, sinon amoureuse, du moins charmée par le mercenaire, au début, au contraire, il l'avait un peu effrayée. Il y avait ce je ne sais quoi d'animal en lui, c'était un guerrier, il était né pour ça. À cet égard il lui rappelait Corso. Certes, il l'avait sauvée des griffes du seigneur Malvaux, mais qui donc est capable d'une chose pareille ? Qui faut-il être pour tirer l'épée au clair contre un noble et ses hommes assemblés ? Pour ne pas craindre la mort ? Corso aurait pu... pas de doute. Heureusement qu'il n'était pas présent.

Dès lors, lorsque le prince Aymerad l'avait offerte en cadeau à son sauveur, elle s'était présentée craintive et tremblante dans le lit d'Arrod. Elle avait appréhendé ses mains calleuses, sa poigne de fer, ses assauts sauvages, ce pour avoir déjà eu à partager la couche d'hommes de guerre. Or le Cassim s'était montré délicat. Il avait commencé par la dévêtir, par la couvrir de caresses, par la serrer dans ses bras, comme à la recherche d'une tendresse depuis longtemps oubliée. Elle avait fini par se détendre et même, chose rare, par apprécier son contact et ses étreintes.

Tandis qu'elle rêvassait, elle caressait son torse chauffé par le soleil, soulignait les muscles sculptés, sautait d'une entaille à l'autre et sa main s'arrêta sur une marque étoilée, juste sous la clavicule. Du bout des doigts, elle en fit le tour, en parcourut le dessin irrégulier. Il suivit son regard et grimaça. « On ne dirait pas comme ça, dit-il, elle n'est pas bien grande, mais c'est la pire. »

Elle leva un sourcil. Et comme, à dessein, il la laissait languir, elle finit par formuler sa question. « Et quelle est son histoire ? »

Il sourit de toutes ses dents. C'est qu'il est heureux, ma parole ! J'avais bien ouï dire que les hommes étaient fiers de leurs cicatrices. On dirait presque une mère avec ses enfants... Elle ne put se retenir de lui rendre son sourire.

Arrod s'éclaircit la gorge. « Pour partir en Terre Sainte lors de la dernière croisade, l'Église a gonflé ses troupes à grands renforts de mercenaires. Ils recrutaient à tout va. J'ai ainsi intégré leur piétaille, leurs troupes bonnes à sacrifier. Ils n'ont pas trop regardé aux provenances. » Il ricana. « Ils désiraient récupérer Achelön si ardemment... Dans ce genre de cas, même le clergé ne se permet pas de faire la fine bouche. Et donc j'étais au Gué Sanglant, mais je n'ai pas eu l'occasion de patauger dans ses eaux rouges. J'ai entendu leurs cris, aux hommes et aux chevaux, lorsque la nasse s'est refermée sur eux, mais je faisais partie des troupes restées en arrière, séparées de l'avant-garde et des forces ayant déjà entamé la traversée de l'Aphore.

« Lors de notre premier assaut pour briser la résistance elmyréenne et opérer la jonction, avant même d'échanger le moindre coup d'épée, j'ai reçu une flèche là, juste sous l'épaule. Elle a traversé la maille, le cuir et la chair et n'a été arrêtée que par mon omoplate. Impossible de la faire ressortir de l'autre côté pour la briser. Il a fallu charcuter et retirer la pointe de flèche par où elle était entrée. Puis cautériser bien en profondeur cette plaie qui n'en pouvait plus de cracher du sang. Une misère ! J'ai perdu connaissance par deux fois. Mais, malheureusement, ce n'est pas tout. »

Elle ajusta sa position, attentive, et il poursuivit. « Les Elmyréens nous haïssaient, tu sais, ils nous haïssaient vraiment. Nous avons découvert qu'ils enduisaient leurs flèches d'excréments et de pisse. Ma blessure s'est gonflée de pus, le moindre contact m'arrachait des cris. On aurait dit une gamine qui a un bobo. » Sa mâchoire se crispa à l'évocation de ce souvenir. « Ce n'est pas vraiment de ça qu'on parle lorsqu'on évoque le Gué d'habitude. Pourtant... de nombreux hommes sont morts de fièvres ou de gangrènes, d'autres y ont perdu des membres. Encore heureux que mon épaule n'ait pas noirci, car on ne coupe pas à cet endroit. Je me dis parfois que c'est parce que j'ai été bien charcuté comme il faut pour extraire la flèche que je m'en suis tiré. J'en sais rien en fait. Mais mon frère Bachar, lui, n'est pas revenu... »

Il se tourna sur le ventre et s'abîma dans la contemplation des fleurs des champs qui dodelinaient dans la brise, soudain silencieux. Il avait perdu son sourire. Mira déposa un baiser sur son épaule et laissa errer sa main le long de sa nuque et de son dos, au rythme de sa respiration.

Elle avait entendu parler de cette bataille, bien sûr. Ça avait beau s'être passé quelque trois ans auparavant, le terrible Gué Sanglant était encore le sujet favori de nombreux soudards, détrônant les fameux Champs Orageux de la guerre du Roi-Bâtard. Il y avait ceux qui y avaient participé, qui le revendiquaient avec fierté, qui plastronnaient, comme si ça faisait d'eux des hommes meilleurs. Et il y avait les autres qui, restés au pays ou trop jeunes alors, affirmaient que les seigneurs croisés auraient dû s'y prendre autrement, qu'ils n'auraient pas flanché devant l'ennemi païen ou encore qui s'abreuvaient avidement du moindre témoignage de ces sombres événements, comme pour les revivre rien qu'en pensée.

Au bout d'un moment, machinalement, son index suivit le tracé d'une zébrure en travers du dos. Elle courait d'une épaule à la hanche opposée. « Celle-ci, quelle glorieuse bataille te l'a procurée ? demanda-t-elle.

-Oh, pas une glorieuse bataille, en vérité, soupira-t-il... Elle est l'œuvre du fouet d'un seigneur qui avait perdu un cheval et qui pensait tout naturellement que le responsable ne pouvait être que ce pauvre Cassim qui passait par là. Si je n'ai qu'une seule marque de fouet, c'est parce qu'un frère d'Argent a assisté à la scène et a mis un terme au supplice. Ça s'est passé en Terre Sainte, peu avant la mort de Bachar. C'est mon frère qui avait appelé le templier à l'aide. Le seigneur était dans une de ces fureurs noires... J'imagine que c'est idiot, mais j'ai toujours pensé que mon frère était mort à cause de ce seigneur. Peut-être pas de sa main, peut-être de celle d'un de ses gens ou amis. Je n'ai pas de preuve tangible cependant, juste... cette sensation. C'est peut-être de l'amertume, je cherche peut-être un coupable, un visage pour son meurtrier. Mais Bachar est mort au cours des combats qui ont suivi, comme tant d'autres. Je ne l'ai même pas revu. Je veux dire, je n'ai pas vu son corps. Il n'est simplement pas revenu... » Il se tourna vers elle et joua avec l'une de ses boucles rousses. « Les cicatrices sont rarement un rappel à de bons souvenirs. Cependant elles rappellent parfois de ne pas répéter les mêmes erreurs. »

Mira fit la moue. « Et que penses-tu de ces templiers qui logent depuis peu à l'auberge ? » demanda-t-elle, soudain grave.

Voilà quelques jours qu'ils étaient arrivés. Ils avaient loué une belle chambre et la Rouge Reine prenait grand soin d'eux, bien que ses courbettes, habituellement si prisées par les hôtes de marque, les laissaient de marbre. Trois templiers et une femme étrange, qui ressemblait un peu à Arrod, avec sa peau mate et ses cheveux noirs. Ils posaient des questions, aux gens de l'auberge, mais aussi aux voyageurs de passage, aux clients habituels. Les moindres détails les intéressaient. Mira ne savait au juste à quoi ils occupaient leur temps, mais ils passaient le plus clair de leurs journées en vadrouille et ne partaient pas forcément tous les quatre dans la même direction. Le soir, ils se retrouvaient ici, bavardaient, interrogeaient, payaient des coups à boire.

« D'après mon expérience, on peut faire confiance aux frères d'Argent, répondit-il. Autant je me méfie des gens d'Église, autant les templiers m'inspirent de la sympathie. Et j'ai l'impression d'avoir déjà rencontré le plus âgé, mais bon, j'en ai côtoyé beaucoup il y a trois ans, lors de la croisade.

-Ils posent d'étranges questions tu ne trouves pas ? »

Mirabella était inquiète. Elle ne lui avait pas parlé de Corso. Certes, il l'avait aperçu, dans la cour, le soir de son arrivée, mais il n'y avait plus repensé depuis lors. En tout cas il n'avait pas évoqué le sujet. Et ses visites au pensionnaire clandestin se faisaient plus rares et brèves ces derniers temps.

Arrod haussa les épaules. « Les desseins de l'Ordre sont parfois obscurs. Ils doivent mener une enquête ou quelque chose dans ce genre-là. Ils m'ont parlé de disparitions. Il y aurait ce bougre de la suite royale, un de ces pimpants chevaliers, qu'on n'aurait pas revu depuis leur passage ici.

-Je sais, ils m'en ont parlé aussi. J'espère que ce n'est rien de grave. »

Il lui caressa la joue du revers de la main et prit un ton rassurant. « Ne t'inquiète pas. Ils m'ont cuisiné sur mon altercation avec ce fils de comte qui te cherchait misère. Je leur ai tout raconté et ils me fichent la paix. S'ils en avaient vraiment après moi, on le saurait déjà. »

Il croit que je m'inquiète pour lui, réalisa-t-elle. Elle sourit et s'efforça de paraître rassurée.

L'après-midi était déjà bien avancé et Mira se rhabilla. « Je vais devoir aller prendre mon service. Peux-tu relacer ma robe ? » Il s'approcha derrière elle et en profita pour glisser ses mains sous la robe et lui palper les seins. Elle frissonna de plaisir et rit. « Allons, lace-moi cette robe ou la Truie Rouge va encore rouspéter. »

À contrecœur, Arrod respira une dernière fois le parfum de ses cheveux puis noua les lacets et ajusta sa tenue à son corps. « J'arriverai un peu plus tard, murmura-t-il. Elle n'aime pas nous voir revenir ensemble. »

Mira s'arracha à ses bras et quitta le bord de l'eau en direction de l'auberge. Le soleil dorait la clairière et semait les bois d'ombres vertes tout autour. La grosse auberge en pierre, environnée de fleurs chatoyantes... cet endroit avait du charme. Mais Mira ne s'y attarda pas, car elle savait pertinemment qu'elle quittait le havre des bras de son amant pour affronter la tempête des humeurs de sa maîtresse.

Dès le lendemain du départ du cortège royal, la Rouge Reine avait recruté Arrod. Après tout il lui manquait un homme depuis que Thibaut avait trouvé la mort au fond du puits et les anciens compagnons du mercenaire ne s'étaient pas présentés avec l'offre de travail promise. L'arrangement convenait à tout le monde.

Mais très vite, Arrod était devenu le chouchou de la patronne, qui semblait s'être entichée de lui. Elle en avait fait son nouveau lieutenant, lui réservait ses plus beaux sourires, lui passait le moindre de ses caprices. Aussi fermait-elle les yeux sur leur idylle cachée mais pas vraiment secrète, elle ne pouvait rien refuser à son favori.

Néanmoins elle digérait mal la situation. Si elle était tout miel en présence du Cassim, elle devenait beaucoup moins tendre en son absence. Mira sentait le fiel dans sa voix lorsqu'elle s'adressait à elle, voyait couver la braise dans son regard porcin. La Reine hésitait moins à la soumettre aux corvées avec les autres filles, quitte à abîmer ses jolies mains. Brûlante de jalousie, elle trouvait tous les prétextes pour la tenir occupée.

Toutefois, celui qui paraissait vivre le plus mal la chose, c'était Benjar, le mari de la grosse Maggie. Il n'avait jamais été du genre loquace, mais il ne desserrait pas les dents depuis des semaines. Depuis tout ce temps, on lui refusait les charmes de la belle serveuse... Mira avait plusieurs fois surpris les regards haineux et envieux qu'il lançait au mercenaire. Elle avait même mis ce dernier en garde contre lui. Mais Arrod prenait les choses à la rigolade : « Benji ? s'était-il esclaffé. Sa femme le tient bien en laisse, crois-moi. Ce misérable n'osera rien protester ouvertement, moins encore tenter quoi que ce soit contre moi. Il grogne bien de temps en temps, mais ce n'est qu'un cabot édenté. » Arrod était confiant, peut-être trop. Récemment, il lui avait même confié être à deux doigts de dénicher la fameuse cache au magot de la patronne. S'il la trouvait, il lui offrirait une autre vie, à elle et à sa fille. Cependant, voilà un moment déjà que Mira n'osait plus rêver à rien d'autre que cette vie qui était la sienne. Aspirer à l'améliorer, c'était se vouer à la déception.

Elle atteignit la cour, jeta un regard vers la grange, un peu honteuse d'avoir négligé son unique ami ces derniers temps, puis se détourna pour entrer dans la grande salle. Il y faisait un peu plus frais qu'à l'extérieur. Les gardes jouaient aux dés à une table, Benjar, déjà bien imbibé, sirotait une timbale de vin au comptoir tout en remâchant son ressentiment comme un vieux morceau de barbaque coriace et la Rouge Maggie était penchée à côté de lui.

À son arrivée, la Reine se retourna, une expression mauvaise plaquée sur le visage. Un mélange de méchanceté et de satisfaction. Ce faisant, elle révéla une silhouette, menue et tremblante, recroquevillée dans son ombre. Les yeux de Mira s'arrondirent et son estomac se serra lorsqu'elle reconnut Rosie, de grosses larmes encore accrochées à ses jolis cils et la joue toute bleue, blessée. Sa lèvre inférieure frémissait à force de retenir un sanglot.

Mira s'élança vers elle, mais Maggie, animée d'une vivacité qu'elle ne pouvait puiser que dans une haine tenace, fit de son corps massif un rempart pour les garder séparées. « C'est une vilaine fille, lâcha-t-elle sèchement avant que Mira puisse dire quoi que ce soit. J'ai dû la punir, puisque sa mère est incapable de l'éduquer. Mais quoi de surprenant à cela, si l'arbre est mauvais, le fruit ne saurait être bon.

-Que lui avez-vous fait ? » souffla-t-elle d'une voix basse, menaçante.

Le visage de la Reine se durcit. Elle attrapa la joue de Mira entre le pouce et l'index et serra. Nul doute que ça avait été là le châtiment qu'elle avait réservé à la gamine, mais la grasse Maggie paraissait néanmoins se retenir, de crainte d'abîmer ce visage délicat probablement. Mira s'arracha à son étreinte, une lueur de défi dans les yeux.

« Ooooh, mais tu vas me regarder autrement très chère. Du moins, si tu ne veux pas que je confie ta petite peste à mon Benji durant ton service ce soir. Et non seulement tu vas renoncer à cette arrogance mal placée que je distingue sur ton magnifique visage, mais tu vas puiser de l'eau pour la cuisine et brosser la cour avant de t'apprêter pour le service. »

La jeune femme bouillait de rage, la Reine avait trouvé un nouveau moyen d'exprimer son écœurante jalousie. Mais elle jeta un œil à son enfant, toute tremblante, sa petite main posée sur la joue tuméfiée, et puisa en elle la force de conserver son calme. Une attitude différente n'aboutirait qu'à la vouer à d'autres supplices. Elle serra les dents à s'en faire mal et prit une grande inspiration.

Un sourire étira les bajoues de la tenancière et elle fit un pas de côté. Mira s'approcha de sa fille et s'agenouilla. « Je suis là Rosie, » chuchota-t-elle. Elle posa la main sur sa nuque et la gamine eut un réflexe pour s'y soustraire, alors elle la serra dans ses bras. « Tu devras être bien sage et courageuse. C'est compris ? » Sa fille tremblait, incapable de répondre. « Essaie de ne pas énerver dame Maggie. Je vais devoir m'occuper de l'eau et de la cour. Mais je reviendrai te voir avant mon service et je te chanterai quelques chansons, c'est promis.

-C'est avec des chansons que tu comptes la corriger ? railla la Rouge Reine.

-Il me semble que pour ce qui est de la correction, vous avez déjà veillé à ce qu'elle n'en manque pas. »

Elle déposa un baiser sur son front et laissa, à contrecœur, sa fille dans les griffes du monstre pour aller chercher un seau. Dans la cour, Manon l'une des autres filles de salle, finissait de dépendre du linge. En la voyant arriver avec son seau près du puits, elle ne put retenir un sourire. « La Reine s'est enfin décidée à t'apprendre à travailler ? » lâcha-t-elle, sans véritable méchanceté dans la voix, plutôt de la curiosité.

Mira aurait voulu lui répondre que si son sort ne lui convenait pas, elle pouvait partir, qu'elle, elle ne pouvait pas, car elle avait Rosie, qu'elle n'avait pas demandé les traitements de faveurs dont elle bénéficiait jusqu'alors... Mais elle ne désirait pas envenimer les choses. Manon, sans être une amie, ne lui avait jamais témoigné d'aversion, contrairement à d'autres. Et puis, elle ne pouvait leur en tenir rigueur après tout, la Reine avait décidé de la différencier, elle avait décidé que Mirabella était la plus jolie, leur réaction s'entendait. Elle se tut tandis qu'elle puisait l'eau.

Manon emporta son panier de draps blancs et bientôt Arrod apparut, de retour du bord du fleuve. En passant, il lui adressa un clin d'œil. « Un peu d'aide ? demanda-t-il.

-Non, surtout pas, s'empressa-t-elle de répondre, avant d'ajouter, plus douce : Je peux me débrouiller, merci. »

Il leva un sourcil et s'approcha. « Quelque chose ne va pas ? »

Un moment, elle fut tentée de tout lui raconter. Elle imaginait déjà qu'il prenne sa défense et lui rende justice, elle ne doutait pas qu'il soit capable de tenir tête aux autres gardes à lui seul. Quelle drôle de tête se tirerait cette grosse truie ! Mais le mercenaire avait un bon emploi ici, rien n'indiquait qu'il risquerait tout pour elle. Et puis il y avait Rosie. En fin de compte, Arrod, pensant bien faire, s'insurgerait contre Maggie et celle-ci n'en serait que plus exaspérée. Tout ça ne lui apporterait que de nouveaux ennuis.

Elle inspira et tenta de mettre autant de conviction que possible dans sa réponse : « Non, tout va bien. Tu ne devrais pas traîner. Si on nous surprend encore à discuter dans la cour, j'hériterai de tâches supplémentaires et de la mauvaise humeur de la patronne. »

Il n'insista pas et entra dans l'auberge. Elle remonta le baquet du puits, qu'elle vida dans son seau, puis entreprit de balayer la cour.

Mira noua son tablier dans son dos tout en chantant Belle du printemps à Rosie. La petite était blottie sur sa couche. Elle avait cessé de trembler et ses yeux s'étaient taris, mais elle n'avait pas lâché le moindre mot depuis tout à l'heure, à part pour réclamer des comptines. Elle serrait ses poupées de chiffon contre son cœur. Je vais essayer d'aller voir Corso ce soir et rester un peu avec lui, décida Mira. Il doit se sentir bien seul, et moi aussi j'ai besoin d'être consolée.

Envahie par la lassitude, elle s'assit auprès de sa fille et la prit dans ses bras. Elle aurait voulu rester là, mais déjà la salle se remplissait au rez-de-chaussée. La chanson s'acheva et Mira soupira. « Je vais devoir aller travailler, ma chérie. » Sa fille resserra son étreinte, comme pour l'empêcher de s'en aller. « J'essaierai d'aller dire bonjour à Corso ce soir, tard. Tu te rappelles, c'est un secret. Mais si tu veux, je viendrai te chercher d'abord. Je crois que ça lui fera plaisir. Ça fait longtemps que tu ne l'as plus vu.

-Pas si longtemps, chuchota Rosie.

-Ah bon, tu as revu Corso ? Quand ça ?

-Je ne sais plus. Il est venu me dire bonjour. Plusieurs fois. Mais il se cachait. » Elle se redressa pour regarder sa mère dans les yeux. « Je l'aime bien, il est gentil. Et lui aussi il est triste. » Puis elle sanglota et se mordit la lèvre. « Je crois qu'il va bientôt partir. »

Les mots de sa fille lui fendirent le cœur. Sa culpabilité décupla. Mira s'attendait bien à ce que son ami secret parte un jour ou l'autre. Elle ne savait ce qui avait bien pu mettre la puce à l'oreille de Rosie, mais en vérité rien ne retenait plus Corso ici, surtout depuis qu'elle avait commencé à abréger ses visites. Mais elle se rendait compte, pourtant, que sa présence, son amitié lui étaient devenues nécessaires. Sans même le voir, le savoir là, tout près, lui procurait un sentiment de sécurité. Arrod avait beau la rassurer aussi, il restait essentiellement par profit. Il avait une bonne paie, une fille pour s'amuser, un toit et un lit convenables. Corso, lui, était prêt à tout pour elle et n'était resté si longtemps dans ce trou obscur sous la grange que pour elle et sa gamine.

« Reste sagement ici et je viendrai te chercher tout à l'heure pour discuter avec lui. Nous verrons s'il compte vraiment partir et si c'est le cas, nous devons au moins lui dire au revoir. »

La gamine acquiesça, mais les larmes étaient à nouveau près d'envahir son regard clair. Mira l'embrassa tendrement et quitta leur petite mansarde.

La grande salle se remplissait peu à peu. Parmi les habitués, deux chevaliers savouraient leur mousse au comptoir, ils avaient délaissé la chemise de mailles pour celle de toile par ce beau temps, mais ne s'étaient pas pour autant séparés de leurs épées. Aux tables, locataires et gens de passage commençaient à commander à manger et échangeaient les derniers potins.

Sur le seuil, un marchand venait d'arriver avec ses valets et son escorte. Tous étaient armés, d'épées ou de couteaux. Richement vêtu et pansu, il expliquait à sa patronne qu'il acheminait de grands crus depuis Havre-Noble et Ronceval jusqu'à Dagorlav, en Peledraq, où les vignes se faisaient rares depuis les guerres et les calamités. « Le malheur des uns fait la fortune des autres n'est-il pas ? disait-il d'une voix sonore, assez satisfait de lui-même. Je vends mes produits là-bas deux ou trois fois plus cher qu'ici et je ramène une bonne laine, un marbre bleu et les rares richesses qui subsistent en ces pauvres contrées. » Puis, d'une voix plus forte encore : « Donnez-moi donc votre meilleure chambre ! Ce soir, je veux de la plume et de la soie.

-Elle n'est pas donnée, bien entendu, mais je crois avoir de quoi satisfaire un client de votre qualité, bon prince, répondait la Rouge Reine en se frottant les mains. Le roi lui-même y a logé récemment. »

Mira s'éloigna. Une bourse pleine, se dit-elle. S'il aime à s'offrir de la plume et de la soie, gageons qu'il apprécie aussi la chair fraîche. Elle n'avait aucune envie de lui servir de dessert. Ses pas la menèrent vers un coin à l'écart du centre de la salle. Ici, la clarté déclinante du jour ne jetait plus que de vagues lueurs orangées et seules les petites lanternes rouges éclairaient les tables.

C'est là qu'étaient installés les templiers et la dame qui les accompagnait. Ils discutaient à voix basse et la lassitude d'une journée de route se lisait sur leurs visages. L'un d'eux, le plus âgé, la héla et la pria de leur apporter des repas, trois chopes et une timbale de vin.

Lorsqu'elle revint avec leur commande, ils étaient en train de converser. Par habitude, elle laissait toujours traîner une oreille aux tables. Si elle avait diminué la fréquence de ses visites à son ami, elle n'avait pas pour autant négligé sa veille. D'après ce qu'elle put comprendre, la région avait été le théâtre de plusieurs disparitions étranges, notamment dans les environs immédiats de l'auberge. Mais leurs pistes étaient maigres, les témoignages rassemblés contradictoires ou trop nébuleux. Ainsi c'était bien une enquête qui les avait menés ici.

Mais que cherchent-ils donc ?

Tandis qu'elle récupérait son plateau, la porte s'ouvrit sur les ombres de l'extérieur pour livrer passage à deux hommes. En entrant, ils retirèrent leurs capuchons. Le premier avait un port martial, une forte carrure étroitement sanglée dans un plastron de cuir clouté, un visage anguleux cerné d'une barbe noire et drue dans laquelle se faufilait le sillon d'une cicatrice, de la mâchoire à l'oreille droite. Sa tenue de voyage, de bonne qualité, ne trahissait pas un luxe démesuré, mais il portait cependant une épaisse chaîne en or au cou. L'autre, plus élancé, portait des velours noirs et bleus, des bottes et gants doublés de vair aux mêmes teintes. Son visage était fin, presque féminin et, malgré un sourire avenant, son regard avait quelque chose de glaçant.

Les conversations se suspendirent, l'espace d'un instant. Personne ne sembla tout à fait indifférent à leur arrivée. Ils s'installèrent à une table et lorsque Mira passa près d'eux, le barbu l'appela et lui réclama deux chopes de bière. À son retour, il lui proposa de s'asseoir pour discuter. En dépit de ses manières convenables, sans vraiment s'en expliquer la raison, la jeune femme ne désirait pas s'attarder. « Mes excuses, dit-elle, mais j'ai du travail.

-Nous n'en aurons pas pour longtemps, insista l'homme d'une voix grave, nous avons simplement quelques questions à vous poser. En fait nous cherchons quelqu'un.

-La maîtresse n'apprécierait pas que...

-Allons, allons, ma belle, vous répondrez bien à deux ou trois petites questions, » intervint l'autre, le jeune homme au regard inquiétant. Il glissa la main dans une bourse et en retira un écu d'argent brillant qu'il posa devant lui. Son sourire s'étira. « Nous paierons la conversation, ainsi votre maîtresse n'aura rien à y redire. Et nous pouvons bien davantage vous récompenser, si vous nous aidez à trouver ce que nous cherchons. »

Là-dessus, une nouvelle pièce brillante apparut entre ses doigts, une belle couronne en or, avec laquelle il se mit à jouer nonchalamment, comme s'il se fût agi d'une babiole. Tiraillée entre son instinct, qui lui clamait de s'éloigner de ces hommes, et sa raison, qui lui murmurait qu'il s'agissait peut-être des gens que Corso lui avait demandé de guetter, Mira finit par prendre place en face d'eux. « Je vous préviens, les gens paient généralement cher le temps qu'ils passent avec moi, » dit-elle en se forçant à sourire.

Mais les deux hommes restèrent imperturbables. Ils ne touchèrent même pas à leur bière.

« Ne vous inquiétez pas, dit le noiraud en tentant de mettre quelque chaleur dans sa voix, nous ne vous voulons aucun mal. Vous pouvez m'appeler Keldrag, je sers la justice du roi, mon ami est quant à lui au service de la famille Morfroy. Nous recherchons un individu dangereux. Il s'agit d'un traître et d'un assassin. Une très belle prime est offerte pour sa capture.

-Et pourquoi vous adressez-vous à moi ?

-C'est très simple, il a été vu dans les parages, il y a quelque temps. Et bien sûr vous voyez du monde passer, n'est-ce pas ? La route est très fréquentée, l'auberge prisée. » Elle l'observa sans dire un mot, le ventre de plus en plus noué, appréhendant la suite. Il poursuivit : « L'homme que nous recherchons a environ quarante ans. C'est un combattant, il est massif, vif et robuste, probablement barbu ou mal rasé, négligé, le poil brun semé de gris... »

Elle grimaça. « Je vois passer beaucoup de gens, ainsi que vous l'avez dit. Je ne peux me souvenir de tous les visages ni de tous les noms.

-Prenez le temps d'y réfléchir. Il est sans doute pauvrement vêtu et il était sévèrement blessé, lorsque nous avons perdu sa trace. Il ne possédait pas grand-chose et a probablement été amené à voler, voire à tuer pour subsister. Vous n'avez rien entendu à ce sujet ? Rien vu de suspect ? »

Elle secoua la tête et il soupira. Mais Mira sentait le regard de l'autre peser sur elle, incisif. « Elle ment, déclara-t-il simplement.

-Parsifal !

-Je peux le sentir. Elle nous cache des choses. Regardez, elle tremble.

-Suffit ! » s'emporta Keldrag.

Mira se crispa pour stopper le prétendu tremblement, mais elle avait l'impression de n'en paraître que plus suspecte. Elle aurait voulu s'enfuir en courant. La belle idée ! « Je regrette, je ne vois pas de quoi vous parlez, parvint-elle à articuler.

-Calmez-vous, reprit le barbu, je vous ai dit que nous ne vous voulons pas de mal. L'homme que nous cherchons mérite un châtiment, n'en doutez pas, et nous savons, avec certitude, qu'il était ici lorsque le roi est passé par là. Son nom est Corso, mais il a pu se présenter autrement. »

Elle fit mine de réfléchir, toujours rongée par une sourde crainte. « Le roi a emmené une foule de gens avec lui, je ne l'ai sans doute pas vu. De belles gens et de beaux atours, j'en ai vus, ça oui. Il y en avait tant que je ne savais plus où regarder. Mais l'homme que vous m'avez décrit ne me dit rien, je suis navrée. »

Le regard de glace du dénommé Parsifal se durcit encore, démentant le sourire qu'il persistait à coller sur son visage d'ange. « La récompense se compte en or. Ne voulez-vous donc pas changer de condition ? Pourquoi donc persistez-vous à entraver le cours de la justice ?

-Cessez donc ! coupa l'autre. Il s'agit de mon investigation, ne l'oubliez pas, vous n'êtes qu'un témoin ici. Votre seule tâche est de le reconnaître. » Il prit une inspiration et une chiche lampée de bière. « Ce n'est pas grave, nous nous adresserons à quelqu'un d'autre. Nous aurons peut-être plus de chance. »

Mira se leva, s'inclina gracieusement ainsi qu'elle l'aurait fait devant un rejeton de noblesse et s'éloigna en espérant ne pas avoir l'air trop pressée. Elle gagna la cuisine, haletante. Je dois absolument prévenir Corso... Mais elle ne pouvait sortir dans la cour comme une furie sans attirer les soupçons, sans les mener à lui. Ils l'avaient trouvée suspecte après tout.

Dévorée par l'angoisse, incapable de retrouver son calme, elle s'assit sur un tabouret, près de la grande table où s'entassaient assiettes et casseroles. Malgré la touffeur des lieux, une poigne glacée l'étreignait et faisait courir des frissons par tout son corps. Elle avait peur pour son ami. Corso partirait forcément après ça. Mais qu'a-t-il donc fait pour que ces gens en aient après lui ? Et elle-même, ne risquait-elle pas d'ennuis si on apprenait qu'elle avait bel et bien menti ? Elle devait à tout prix l'avertir et se résigner à le voir partir.

Devant elle défilaient les autres filles, occupées au service, la considérant qui d'un air circonspect, qui d'un air amusé. Lysbeth, la pire, semblait même satisfaite de la voir dans cet état, lorsqu'elle lâcha distraitement à la cuisinière : « Prépare tes fourneaux bibiche, la salle se remplit bien ce soir, mais l'gros du travail est encore à v'nir. »

Pensent-elles donc que je m'effondre parce que je dois mettre la main à la pâte ? Les idiotes. Un instant, elle fut tentée de fuir avec Corso, plutôt vivre dans la précarité que de continuer à supporter cet enfer. Mais, bien sûr, ç'aurait été pis que tout. En fuite avec un fugitif recherché pour trahison et assassinat, que ne risqueraient-elles pas. Elle avait toujours tenté de préserver Rosie, au mépris du reste.

Mirabella rassembla tout son courage pour retourner dans la grande salle. Il suffisait qu'elle agisse ainsi qu'elle le faisait chaque soir, qu'elle serve les clients, qu'elle leur offre de jolis sourires et quelques regards enflammés... Elle trouverait bien une opportunité de s'esquiver pour aller avertir son ami.

Mais soudain, à son entrée dans la salle, elle se figea, consternée. Les deux individus à la recherche de Corso étaient en grande conversation avec Arrod. Le jeune homme aux traits fins jouait toujours avec sa couronne, qu'il faisait rouler entre ses phalanges, lançant de fugaces reflets dorés, tandis que le dénommé Keldrag posait ses questions. Son charmant mercenaire, lui, les observait calmement, un léger sourire aux lèvres. Il jetait des regards intéressés à la pièce tout en répondant. C'est une épée à louer, après tout, songea-t-elle. Corso ne lui fait pas confiance. Et pourquoi se priverait-il de s'enrichir ? Il ne savait peut-être pas grand-chose, mais tout ce qu'il pourrait leur dire la mettrait en cause.

Elle n'avait plus le choix à présent. Sans plus se soucier des apparences, elle profita qu'ils fussent accaparés par leur discussion pour sortir dans la cour. D'un pas pressé, presque en courant, elle gagna la grange plongée dans l'obscurité. Arrivée tout au fond, elle déplaça quelques ballots de fourrage. « Corso, chuchota-t-elle. Corso c'est moi, Mira. Je vous en prie, c'est urgent. »

Les lattes de bois remuèrent et elle devina plus qu'elle ne vit le visage familier pointer à l'orée des ténèbres plus épaisses encore du trou. « Mira ? Que se passe-t-il ?

-Oh Corso, vous devez partir, j'en ai peur.

-Calmez-vous. Expliquez-moi ce qu'il se passe. » Il se hissa hors de sa cachette et s'approcha. Elle tressaillit lorsqu'il posa la main sur son épaule. « Ils vous ont encore mal traitée ? Ou alors c'est ce Cassim ? »

Elle secoua frénétiquement la tête, les mots se bousculaient à ses lèvres, mais elle était incapable de les organiser. « Deux hommes sont arrivés ce soir à l'auberge. Ils vous recherchent. Ils savaient déjà certaines choses, vous savez, mais je ne leur ai rien dit. Non, croyez-moi, je n'ai rien dit. Mais... mais je crois qu'ils se doutent de quelque chose. Ils ont interrogé Arrod. » Elle se mordit la lèvre. « Je crois qu'ils ne vont pas en rester là. Ils ont l'air dangereux, vous devriez partir. » Il la regarda dans les yeux, de ce regard dur qui lui était propre, sans ciller. Mira inspira profondément et se ressaisit. « Qu'avez-vous donc fait Corso ? Ces gens veulent votre mort assurément.

-Je n'en doute pas le moins du monde...

-Ils disent que vous êtes un traître et un assassin. Ils promettent une récompense en couronnes d'or pour votre capture. Ils disent que vous êtes dangereux... Je sais que vous êtes dangereux, mais je ne pense pas que vous méritiez la mort. Vous vous êtes montré si bon... »

Corso lui caressa la joue du revers de la main, d'une façon, d'une tendresse qui correspondait si mal à l'idée que l'on pouvait se faire d'un meurtrier. « Je n'ai jamais été un traître. Si quelqu'un a été trahi, c'est moi. Quant à tuer, vous savez de quoi je suis capable. » Il s'écarta d'elle, comme si sa seule proximité eût pu la mettre en danger. « Ces gens sont prêts à tout pour me retrouver. Je... je détiens bien trop de secrets gênants.

-Des secrets qui concernent le seigneur Morfroy ? »

Ses yeux s'agrandirent. « Ils se sont présentés ? Ce n'est... Qui étaient-ils ? À quoi ressemblaient-ils ?

-Ils sont toujours dans la salle commune. L'un d'eux est grand, costaud, il a une barbe noire et dit s'appeler Keldrag. Il prétend servir la justice du roi. »

Mira fut stupéfaite. Pour la première fois depuis qu'elle le connaissait, elle devina de la peur dans le regard de son ami. « Keldrag, murmura-t-il... Il portait une chaîne en or n'est-ce pas ? » Elle acquiesça. « La garde capitulaire n'est pas loin... Il sert bien la justice, mais pas celle du roi. S'il est ici, tout le monde est en danger, je le crains.

-Tout le monde ? Que voulez-vous dire ? »

Il eut un ricanement amer. « Je veux dire tout le monde, tous les gens qui sont ici, tous ceux qui les ont vus, ont parlé avec eux. » Il se laissa tomber assis sur le tas de foin. « Et l'autre ? Vous savez qui c'est ?

-Il ne s'est pas présenté, mais je pense qu'il s'appelle Parsifal.

-C'est ce que je pensais. Un sbire de Salazar... Keldrag et tous les autres doivent avoir la tête bien farcie et je suis foutu. » Il tint sa tête entre ses mains, l'air de chercher une solution sans pouvoir la trouver. Sa bouche se durcit lorsqu'il prononça les mots fatidiques. « Je dois me rendre. Je dois me rendre en espérant qu'il ne soit pas trop tard. C'est plus sûr. C'est l'unique moyen que j'ai de vous protéger, vous et la petite.

-Vous ne pouvez pas. Ils vont vous tuer. »

Il ne répondit pas. Il est résigné, comprit-elle. Jamais elle n'aurait cru cela possible, pas de la part de Corso. Je ne peux pas laisser faire ça. Elle s'approcha de lui. Il paraissait tellement abattu. Elle posa la main sur son bras et prit une voix réconfortante. « Il y a toujours un moyen. Si vous ne pouvez raisonner vos ennemis, allez-vous en, fuyez le plus vite et le plus loin possible. Vous pourriez vivre ailleurs, n'importe où, loin au nord, en Skolyr par exemple, ou dans le lointain orient qui paraît-il regorge de contrées fabuleuses. » Elle s'assit à côté de lui. « On a toujours besoin de guerriers tels que vous quelque part. Vous pourriez devenir mercenaire. » Il fit la grimace et elle se souvint de son aversion pour les épées à louer. « Ou bien templier... qui irait vous chercher dans un monastère de l'Ordre ? »

Ses yeux s'étrécirent. Elle crut un instant qu'elle était parvenue à le convaincre. Son dépit avait laissé la place à une intense réflexion. Il paraissait peser le pour et le contre. « De quoi ont l'air ces templiers qui séjournent ici depuis quelque temps ? finit-il par demander.

-Un jeune homme, un vénérable et un autre, ils sont accompagnés d'une étrangère. Ils sont tous aimables. Ils ne sont pas ici pour recruter, je vous l'ai déjà dit, ils mènent une enquête sur des disparitions. Je ne sais pas trop quoi dire, que voulez-vous savoir au juste ?

-Ce que je veux savoir... Eh bien je me fie à votre jugement. Vous semblent-ils dignes de confiance ? »

Elle n'était pas certaine de comprendre le sens de ses mots. Si elle ne les connaissait pas vraiment, elle inclinait néanmoins à leur faire confiance. Arrod se fiait à eux, mais Corso se défiait du mercenaire. Cependant, si cela peut empêcher qu'il fasse don de sa vie...

« Oui, répondit-elle sans hésitation. Je pense qu'ils sont honnêtes et justes.

-Dans ce cas, si l'on exclut la mort, il ne me reste peut-être qu'une seule option. » Il se mit à rire, détendu, comme si les dés étaient jetés, comme si plus rien n'avait d'importance à présent. « À moins que, en fin de compte, l'unique choix qu'il me reste soit la façon dont je vais quitter ce monde. »



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