L'empire de la nuit

By LaurentVanderheyden

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#Lauréat des Wattys 2016 dans la catégorie "Coup de cœur du QG"# La paix dure depuis vingt ans ou peu s'en fa... More

Carte
Prologue
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
Chapitre XXVI
Chapitre XXVII
Chapitre XXVIII
Chapitre XXIX
Chapitre XXX
Chapitre XXXI
Chapitre XXXII
Chapitre XXXIII
Chapitre XXXIV
Chapitre XXXV
Chapitre XXXVI
Chapitre XXXVII
Chapitre XXXVIII
Chapitre XXXIX
Chapitre XL
Chapitre XLI
Epilogue
Principaux personnages
Dates importantes

Chapitre V

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By LaurentVanderheyden

Une longue glissade de plusieurs coudées laissa penser qu'il pourrait retrouver son équilibre, oscillant de gauche et de droite, mais Soren finit par s'étaler de tout son long dans la gadoue brunâtre, la tête la première. S'ensuivirent de grands éclats de rire qui réchauffèrent le cœur d'Aldric. Un sourire menaça même d'apparaître sur sa longue face austère.

Le roi se tenait à la fenêtre de l'antichambre où il aimait à se retirer lorsque les impératifs de la couronne lui en laissaient l'occasion. De lourds nuages roulaient dans le ciel, le soleil rasant de cette fin de journée leur donnait des reflets dorés et rosés par-dessous, mais n'apportait guère de chaleur. C'était un de ces crépuscules qui vous rendent nostalgiques, un de ceux qui vous donnent une conscience aigüe du temps qui passe, sans jamais s'arrêter ni revenir en arrière. Il semblait murmurer « Un autre jour s'achève... » et se gausser de ces mortels éphémères.

Il avait à nouveau neigé, une neige mollasse et humide de printemps. Dans la haute cour à présent, il ne restait que cette boue glacée, mais cela n'empêchait pas les enfants de s'amuser. Les enfants... On aurait cru qu'ils avaient tous l'âge de Benjohr et de Soren, or il y avait là chacun des princes ainsi que tout un troupeau de jeunes garçons et filles dégoulinants, et pas un qui semblât s'ennuyer. Les petits devaient traquer les grands pour leur infliger les dieux seuls savaient quels supplices, pour le plus grand bonheur des uns autant que des autres. Et les chiens tourbillonnaient dans cette cohue, fous de joie eux aussi. Bise et Hardi, les nouveaux amis de Léoric, étaient de la partie, œil brillant et poil hirsute.

Qu'ils s'amusent donc, le temps les rendra bien assez vite trop sérieux. Et je n'ai pas souvent l'occasion de voir Léoric se dérider de la sorte. Il me ressemble par trop.

Sur le rempart, Dagan, l'un de ses Bluteynirs, encourageait son fils, mais du coup les plus jeunes le débusquaient plus aisément. Et celui-ci de courir, déraper, esquiver à en perdre le souffle. Son Daeraborn l'a transformé, remarqua Aldric, c'est à peine s'il boite à présent. Depuis que Dolf avait réussi l'épreuve, son père ne tarissait plus d'éloges sur lui. Tout le monde y avait trouvé son compte en définitive.

Cependant, était-ce cet hiver qui tirait en longueur, cette soirée aux allures plus automnales que printanières ou bien encore le retour imminent de Lenmahr vers sa demeure de Roche-aux-Corbeaux, le roi n'aurait su dire, mais il était d'humeur maussade. Il avait comme l'impression d'avoir manqué quelque chose, sans pour autant pouvoir préciser quoi. Quelle ironie de devoir garder ses meilleurs et plus loyaux amis au loin lorsqu'on est roi.

Tout à coup, on frappa à la porte. Le souverain se détourna de la fenêtre et vit apparaître Tristifer. Le Bluteynir était de garde ce soir. « Mon roi, lord Lenmahr demande à s'entretenir avec vous.

-Fais-le entrer. »

Son ami s'avança, tout de noir vêtu, comme à son habitude. Il avait toutefois délaissé son manteau à plumes de corbeaux pour une tenue plus simple. Sa chevelure et sa barbe, noires également, tranchaient avec son teint pâle. Il s'inclina brièvement en entrant, malgré qu'il sût qu'Aldric renonçait au protocole dans l'intimité. Il ne pouvait s'en empêcher.

Le roi s'assit dans un fauteuil et pria Lenmahr de faire de même. Puis il se servit une coupe de cidre et proposa de l'eau à son ami. Ce dernier ne buvait jamais d'alcool. Il prétendait ne pas apprécier la perte de contrôle qu'il suscitait. Les cérémonies mystiques constituaient la seule exception. Encore un homme trop sérieux... Comme lui, son ami avait hérité fort jeune de lourdes responsabilités, et marcher dans les traces du Noir Augure n'avait pas été une mince affaire. Ceci dit Aldric admirait cette intransigeance qu'il s'imposait à lui-même en toute chose.

Il sirota son cidre, les yeux perdus vers la fenêtre d'où provenaient encore des cris et des rires. « J'observais nos fils, dit-il. Les fermiers grognent après la neige, les vieillards grelottent au coin du feu, les femmes pestent sur les puits gelés, mais nos enfants jouent comme si le monde n'avait pas de prise sur eux. Quand avons-nous donc perdu cette insouciance ?

-Je ne sais que répondre. Aussi loin que remontent mes souvenirs, je crois que j'ai toujours été soucieux. » Les deux hommes sourirent. « Crois-moi, avec un père tel que le Noir Augure, la maturité doit se hâter de venir, ajouta lord Lenmahr.

-Souvent, le père guerrier est aussi un père forgeron, qui façonne ses enfants comme des lames affûtées sans craindre de les exposer aux périls du feu et de la glace.

-Je parie que c'est une rengaine de ce vieux Wilforc. Ça ressemble bien au discours d'un dwynath et ton Bluteynir n'en est pas avare.

-Non, c'est mon propre paternel qui m'a dit cela un jour, et je crois bien qu'il parlait du tien. » Aldric savoura une nouvelle gorgée de sa coupe et regarda son ami droit dans les yeux. Il inspira profondément et soupira d'un air las. « Je sais de quoi tu es venu me parler.

-Tu as encore besoin de moi à la capitale ?

-Le royaume n'en a pas besoin, quant à moi... les occasions de nous voir sont trop rares mon ami. Nous avons ri et pleuré ensemble, nous avons combattu, ripaillé, devisé, mais cette époque me semble si lointaine à présent. À vrai dire, trop de mes proches manquent à ma cour. Ma fille, pour commencer, devrait jouer avec ses frères en ce moment. Et ma reine devrait siéger auprès de moi... ma reine ou ta sœur. »

Une ombre passa sur le visage de son ami. « Je suis surpris, je ne t'ai jamais connu de goût pour la morosité. Il faut croire que même le grand roi Aldric Thorn est humain finalement. » Lenmahr avait habituellement peu de tolérance pour la faiblesse et le roi eut presque honte de s'être ainsi épanché. Mais la voix de son ami se radoucit lorsqu'il poursuivit. « La belle saison revient, tu vas bientôt revoir ta fille. Elle vient bien te visiter chaque été ?

-Oui, sa mère la garde auprès d'elle pour parfaire son éducation de femme, lui enseigner tout ce que je ne puis, et aussi pour se sentir moins seule, là-bas à Heimallen, je suppose. Mais Lyra a aussi besoin de voir ses frères.

-Et son père assurément. Elza l'accompagne-t-elle lors de ces visites ? »

Le roi eut un sourire amer. « Elle vient, oui, pour ses fils. Ils lui manquent autant que me manque Lyra. Mais elle se tient éloignée de moi. Nous ne nous parlons que lorsque c'est nécessaire et toujours en maintenant une certaine distance plus froide que la simple courtoisie.

-Voilà trois ans que Deren est mort. Elle t'en veut toujours de l'avoir laissé partir en croisade ? »

L'émotion s'empara d'Aldric. Songer à ces événements lui était pénible, encore aujourd'hui. Il fit une moue pour dissimuler son émoi, espérant que son ami ne remarquerait rien. « C'est plus compliqué que ça. Bien sûr, elle m'a supplié d'empêcher notre fils de partir combattre en Terre Sainte. Combien de fois ne m'a-t-elle pas rappelé le sort qu'avait connu l'autre Deren, mon frère, lui aussi mort là-bas au loin, sur les murs d'Achelön. » Le roi détourna les yeux et sa mâchoire se crispa. « Mais notre fils avait dix-sept ans, bon sang ! Un homme a le droit de prendre ses propres décisions. Il désirait regagner Silvarsïn en mon nom et prouver par là qu'il était digne de me succéder... Il voulait simplement me ressembler. Quel père aurait pu le lui refuser ? » Il soupira et replongea son regard dans celui de son ami « Bien sûr que Elza m'en veut, c'est un peu comme si j'avais tué notre fils de mes propres mains, bien qu'au fond je pense qu'elle sait que j'avais raison. Mais la mort de Deren ne fut que l'ultime goutte d'eau qui fit déborder un vase rempli depuis longtemps, je le crains. Elza a toujours su que j'aimais Alyssa. Elle savait aussi que, malgré la mort de ta sœur, elle conserverait une place privilégiée dans mon cœur. Ça ne l'a pas empêchée d'espérer que le temps estomperait son souvenir et qu'elle pourrait prendre sa place. Mais les années se sont succédées et... »

Les deux hommes partagèrent un silence douloureux, se remémorant la femme qu'ils avaient tous deux aimée, chacun à sa manière. Cette vieille blessure commune, ils n'en reparlaient que rarement. Ils étaient tous deux trop fiers pour évoquer leurs sentiments. Lord Lenmahr finit par vider sa coupe d'un trait. « Tu as raison, dit-il, cette soirée a quelque chose de particulier, comme un parfum de tristesse. Verse-moi donc une goutte de ton cidre, que l'on boive à sa mémoire. Nous pouvons encore faire cela au moins. »

Surpris, le roi s'exécuta néanmoins. Il eut à peine le temps de verser un filet de cidre que Lenmahr levait la main pour l'arrêter. Il se rassit, ils levèrent leurs coupes et burent en silence.

Au bout d'un moment, le roi reprit la parole. « Ne t'arrive-t-il jamais de regretter de m'avoir persuadé de poursuivre la guerre, cette fameuse nuit où nous avons appris qu'ils tenaient Roche-aux-Corbeaux ? »

De toute la campagne qui avait opposé Aldric au prétendant légitime à la couronne, la prise de Roche-aux-Corbeaux avait été le coup le plus dur. Il s'agissait sans doute possible de la plus grande prouesse d'Harwyn, et le moment où il avait été le plus proche de s'asseoir sur le trône. De manière tout à fait inattendue, son cousin avait rassemblé une troupe suffisamment importante pour tenter un assaut sur la ville, mais également assez rapide et discrète pour prendre son adversaire au dépourvu. Il s'agissait pour l'essentiel de mercenaires rompus au combat achetés par les coffres de l'Église. Au terme d'une marche forcée, il avait attaqué Roche-aux-Corbeaux, qui se situait pourtant très à l'écart des affrontements.

En vérité, il connaissait l'attachement d'Aldric pour Alyssa Grimsïn et la cité ne l'intéressait pas tant que la belle. Il pensait ainsi mettre son rival à genou, persuadé qu'il préférerait déposer les armes plutôt que de la voir mourir. Et en effet, Aldric avait cru perdre la guerre cette nuit-là, au camp, lorsque ses hommes étaient venus le réveiller pour lui annoncer la nouvelle. Mais ses partisans et tous ceux qui défendaient la cause helmïn s'était insurgés, l'avenir du royaume lui-même était en jeu. Il se souvenait de la force avec laquelle Lord Ruswald Ordoïn avait abattu son poing bardé de fer sur la table et juré sa perte s'il renonçait. Et lorsque son ami Lenmahr, frère de la captive, dont l'épouse était elle aussi aux mains de l'ennemi, avait insisté pour qu'il tentât de reprendre la ville, il s'était laissé convaincre de ne pas céder.

Ils avaient repris la ville et Harwyn avait fui, mais l'humiliation ne l'avait pas empêché de faire exécuter Alyssa. Aldric se souvenait de son corps encore tiède, mais sans vie. Il l'avait étreint et avait versé sur lui tant de larmes que ses yeux s'étaient ensuite taris. J'étais jeune alors... Même pour Deren, son propre fils, trois ans plus tôt, il avait eu beau remuer en lui le chagrin, s'astreindre à la douleur, malgré sa peine immense pas une larme ne lui était venue. Et la reine n'avait pas manqué de le remarquer.

« Je n'ai pas pour habitude de vivre dans le regret, dit Lenmahr, et moins encore en ce qui concerne cette décision. Regretter, ce serait te trahir, ce serait trahir Alyssa également, ainsi que tous les autres qui t'ont voulu pour roi. Rares sont les souverains à pouvoir se targuer d'avoir été choisis par leurs vassaux et te convaincre de ne pas leur faire défaut a peut-être été la meilleure chose que j'ai jamais accomplie. » Aldric le regarda d'un air dubitatif. Lenmahr trempa les lèvres dans son cidre avant de poursuivre. « Je n'ose imaginer ce qu'il serait advenu du Helmdal si Harwyn avait été couronné. Sa mésentente avec les clans du nord, sa sympathie pour les Mielmont, Belcastel et autre Delfort, et l'ombre rampante de l'Église dans leur sillage. Comme je vois les choses, le Helmdal serait aujourd'hui quasiment une province lyvalienne, chaque patelin aurait sa chapelle et la moitié de tes vassaux seraient en révolte. La moitié qui n'aurait pas déjà été matée ou brisée. »

Le roi se leva et se dirigea vers le présentoir où reposait son épée, l'épée des Thorn, rois du Helmdal depuis l'extinction de la lignée Draggenfand quelque cinq siècles plus tôt. Elle avait été brisée lors d'une des dernières batailles de la guerre. Mais elle avait tout de même eu le temps d'ôter la vie à Hugh le Téméraire, en pleine charge. En fait le roi n'aurait su dire si c'était bien son bras qui avait défait le terrible adversaire tant le choc de la rencontre des deux armées avait été violent. Le fer avait hurlé, le bois des lances craqué au milieu des cris de guerre et d'agonie. Et sa mémoire ne restituait qu'une image floue des événements. Il avait lui-même été sonné par cette rencontre fracassante. Le corps du Téméraire avait été retrouvé brisé, piétiné, le heaume et le crâne ouverts par un coup de sabot, son état rendait difficile toute tentative de déterminer la blessure qui avait provoqué la mort, ou du moins la chute. Mais les hommes aimaient à penser que le bras du roi avait été le plus vif et le plus fort. Même Lenmahr l'avait remercié d'avoir vengé son père.

Dans la cohue, Hugh Loredall et lui avaient tous deux été désarçonnés et sa propre monture, vêtue de son caparaçon, était tombée sur la lame. Elle s'était rompue en quatre morceaux. Au terme de la guerre, elle avait été reforgée, mais le roi n'avait pu s'empêcher d'y voir un mauvais présage, un mauvais départ, peut-être le signe d'un règne semé d'écueils. Au moins n'avait-il plus eu à la brandir depuis lors.

Vingt ans que dure la paix... « Peut-être as-tu raison, dit-il, peut-être Harwyn aurait-il fait un piètre roi.

-Peut-être ?

-Sans doute, oui. Il ne brille pas par sa finesse d'esprit ni n'a jamais été animé par autre chose que l'ambition. Et cependant je ne peux m'empêcher d'avoir cette sensation d'inachevé.

-C'est là la malédiction d'un souverain, mon ami. Rien n'est jamais achevé dans un royaume. Mais tu as su protéger ce pays, le garder uni, préserver la paix et garantir sa prospérité.

-En es-tu bien sûr ? Le peuple helmïn ne m'a jamais semblé plus divisé. Au nord, Tormund Beor entretient davantage de rapports avec les tribus keldes qu'avec la cour, à l'Est les clans ont toujours vécu un peu en marge du reste du royaume, mais il se dit que leurs querelles s'enveniment au point de dégénérer en guerre ouverte. Quant à l'Ouest, les Loredall de Silvarsïn ont passé l'essentiel de leur vie à la cour du roi Tybelt. Je crains qu'ils ne soient revenus sous l'autorité de ma couronne plus Lyvaliens que Helmïns. Pour ce que j'en sais, lord Malvin regrette ce retour sous ma férule. Il a gardé de nombreuses relations en Lyval et dépense des fortunes pour donner à son fief des allures de petit Havre-Noble. Il a même fait bâtir une église. »

Lenmahr eut un reniflement de mépris. « Je me défie de lord Malvin. Les Loredall sont des créatures du roi Tybelt. Il a bien pris soin de les façonner à son gré, d'en faire de bons petits amis redevables. S'il m'en souvient, lorsqu'il est venu te rendre hommage il y a trois ans, accompagné de sa Delfort d'épouse, il a voulu jurer sur un Saint Tome en plus de jurer sur l'arbre, la pierre et le fer. La dépouille de Deren était à peine rentrée de leur fichue croisade...

-Je devrais peut-être leur rendre visite à Silvarsïn prochainement, et tenter de mesurer moi-même l'étendue de leur... conversion.

-Ne te donne pas cette peine, s'ils ont renié jusqu'à nos dieux... Le mieux qu'il te reste à faire est de miser sur la prochaine génération. Tu pourrais inviter son fils à venir vivre à Welvenfal. Il est jeune et n'est peut-être pas encore définitivement perdu. Il pourrait même sympathiser avec Soren ou Lyra. Et avec un peu de chance, après quelques années passées ici, il te demandera pour faire son Daeraborn. »

Le roi retourna près de la fenêtre. Les jeux, dehors, avaient cessé. Le soir tombait. Il enténébrait la cour, la cité aux pieds du château, la forêt tout autour déjà si sombre en plein jour, et la lune restait cachée derrière un épais rideau de nuages. La nuit lui parut plus sinistre encore que le jour déclinant.

« Tu dis qu'à l'est, les clans se battent ? demanda Lenmahr. Tu voulais dire plus que d'habitude je suppose ?

-Oui. Il semble que les Mulorn souhaitent étendre leur influence de même que leur territoire. Ils se sont toujours montrés belliqueux, mais on m'a rapporté qu'ils disposent de plus de moyens qu'auparavant, laissant penser qu'ils bénéficieraient du soutien de quelque puissant allié. Depuis quelque temps, ils ont davantage d'hommes, davantage d'armes et sont plus gourmands.

-Les clans orientaux se sont toujours montrés fort indépendants, mais n'ont jamais été que des clans. Il n'est pas tellement surprenant que l'un d'eux veuille les rassembler sous son autorité et devenir l'égal de l'un de tes seigneurs.

-Mais les clans tiennent à cette relative indépendance, et les rois l'ont toujours respectée. Ceux qui firent exception et qui tentèrent de mettre de l'ordre à l'Est se trouvèrent confrontés à un mur uni. Toutefois aujourd'hui, c'est l'un des leurs qui veut les mettre au pas. Il ne s'agit plus de simples disputes héréditaires ou territoriales internes. Et certains craignent qu'il soit déjà trop tard pour former une coalition capable de tenir tête à Arn Mulorn. »

Lenmahr fronça les sourcils. « Qu'il en soit ainsi. Les clans revendiquent l'autonomie en ce qui concerne le droit de guerre ? Eh bien qu'ils se débrouillent. S'ils sont soumis et unifiés par l'un des leurs, c'est peut-être la volonté des dieux.

-Mais je me soucie de qui deviendra mon vassal direct dans ce cas, et les Mulorn ont une réputation de férocité et de cruauté qui me laisse penser qu'ils seront turbulents et peut-être plus ambitieux qu'ils ne devraient...

-Je n'y vois cependant rien qui puisse menacer l'intégrité du royaume, et rien qui mérite d'assombrir encore davantage cette soirée. »

Lord Lenmahr se leva et vint près du roi à la fenêtre. Son regard, noir et acéré, semblait pouvoir percer les ténèbres nocturnes et discerner les choses cachées dans l'obscurité. « Rien d'urgent ne me rappelle à Roche-aux-Corbeaux, dit-il. Je vais rester encore un peu. Tu as raison, ça faisait longtemps que nous ne nous étions revus. Et ainsi nos fils auront l'occasion d'apprendre à mieux se connaître.

-Puisse Léoric trouver en Ulwän un ami aussi fidèle que tu l'es pour moi. » Aldric se détourna de la croisée et vida sa coupe. Il remarqua celle de son ami dans laquelle il restait encore un fond de cidre et sourit. « Mon ventre crie famine, dit-il. Tristifer est parti chasser ce matin et nous a ramené quelques lièvres et un faisan. Que dirais-tu de savourer un lièvre aux champignons ou un faisan aux pommes ?

-Je dirais que ce jeune homme, s'il a perdu un œil, n'a cependant pas perdu la main dirait-on, et aussi que je te suivrais volontiers jusqu'à la grande salle pour souper. »

Les quatre âtres de la grande salle accueillaient de belles flambées qui dispensaient une chaleur confinant à la touffeur et mêlaient des arômes de fumée aux parfums de boiseries et aux odeurs de viandes rôties. Les visages figés des dieux toisaient l'assemblée depuis les chevrons dans lesquels ils étaient sculptés. Enfant déjà Aldric aimait à détailler le regard impassible de Loghar, celui, à la fois fier et courroucé de Thorkar, les traits fins et sereins de Leyna, la beauté sauvage de Phaëra. Leurs présences bienveillantes lui donnaient, aujourd'hui encore, un puissant sentiment de réconfort.

À sa droite, ses fils étaient moins bavards qu'à l'accoutumée. Ils avaient les joues rouges d'avoir couru dans le froid tout l'après-midi et étaient exténués à présent. Eyled dévorait avec appétit son troisième tranchoir, Léoric et Soren paraissaient près de s'endormir sur leurs chaises. Dolf, Benjohr et Ulwän étaient installés près des princes. Les deux premiers s'étaient bel et bien assoupis, l'autre sirotait sa bière, plongé dans de brumeuses réflexions. À leurs pieds dans la jonchée, Hardi s'escrimait avec un os et Bise le regardait, affectueusement blottie contre les jambes de Léoric. Depuis son Daeraborn, le prince leur rendait visite quotidiennement, se promenait et chassait avec eux, et les deux chiens avaient fini par investir le donjon. Parfois ils jouaient avec leurs semblables dans le chenil, parfois ils se mettaient à suivre Léoric dans tous ses déplacements.

À sa gauche, sa sœur, lord Lenmahr, ses Bluteynirs et capitaines devisaient de choses et d'autres. Pour l'heure leurs bavardages portaient sur la jeunesse mouvementée de Dagan. Lorsqu'il se laissait aller à boire, son Bluteynir, d'ordinaire si intraitable, aimait à conter ses frasques dans la pègre de Tursommar.

En effet, ainsi qu'il le disait lui-même, Dagan était né dans un caniveau au carrefour entre le quartier des putes, un abattoir et la taverne où se retrouvaient les pires tire-laines et coupe-jarrets de la cité. Il avait eu vingt mères et aucun père. Ça lui faisait donc un paquet d'histoires coquines, de bagarres, de coups en douce, de troussages ou de détroussages à raconter avec force précisions et couleurs. Combien de fois n'avait-il pas relaté comment il avait écopé de telle cicatrice, comment il s'était échappé d'un cachot moisi, la façon dont il avait mis les cornes à un riche imbécile après lui avoir vendu une poudre contre l'infidélité, ses courses effrénées dans les ruelles pour échapper aux gardes... À l'entendre, il avait été la plus cuisante épine dans le pied de lord Thorstan. Et ses mésaventures, qu'il partageait avec tant de largesse, s'enrichissaient régulièrement de nouveaux détails, de nouveaux rebondissements.

En fin de compte Dagan se retrouva debout devant son illustre public, une corne à boire dans une main, mimant un combat de l'autre, semant de la bière sur son passage. Et son visage carré, couturé de cicatrices, parodiait les différents intervenants à merveille sans qu'il eût besoin de dire qui parlait. « ... Non, non pitié, j'en ai besoin pour vivre... gémissait le Bluteynir. Et, dans ma grande mansuétude, à défaut de lui briser les doigts à ce barde de pacotille, j'lui fis bouffer son luth, et la fille eut tôt fait de bouffer mon braquemard ! » Il savoura les éclats de rires avant de reprendre : « Mais ce que j'ignorais, c'est qu'c'était la fille du patron. Sacrebleu ! De justesse que j'l'ai vu venir avec son hachoir, dans un reflet, j'vous jure. Heureusement qu'il lavait bien ses carreaux l'brave homme. J'ai fait un bond d'côté, la fille a craché l'morceau et l'patron m'a manqué qu'un demi-poil de couille. Par tous les dieux tu vas souffrir mille morts ! J'ai pas eu l'choix, l'a bouffé le luth lui aussi. »

Les rires repartirent de plus belle, et Lise, la femme de Dagan, ne se priva pas plus que les autres. Même Tristifer se dérida. « La dernière fois que j'ai entendu cette histoire, dit-il, le chanteur était Orphelite et le père un ivrogne.

-Tu confonds avec l'histoire des jumelles de L'Écu-Beau-Cul, le bordel le moins cher et le plus puant de Tursommar. Mais la tenancière était gentille, et puis elle avait une de ces paires de mamelles ! »

Elenore gloussa et cracha l'os dont elle s'employait à grignoter la moindre lichette de viande. « En tout cas si tu as la queue aussi bien pendue que la langue, clama-t-elle, la fille de ton histoire ne devait pas avoir la bouche assez grande !

-Tu sais de quoi tu parles je suppose, beauté ?

-Eh là, tu causes à une princesse du royaume. Tiens ta langue et veille à respecter l'étiquette ! »

Aldric rit à son tour, et manqua de s'étouffer en mangeant. Mon effrontée de sœur qui parle d'étiquette... on aura tout entendu. Il finit d'avaler sa bouchée et s'essuya la bouche sur un coin de nappe. « Puisque nous parlons de chanteurs, quelqu'un nous pousserait bien la chansonnette après le repas. »

Les regards convergèrent vers ser Wilforc Kendal, qui avait la plus belle voix et connaissait le plus de chansons et poèmes. Il n'avait guère besoin de se faire accompagner de musique pour captiver son auditoire.

« Chante-nous donc les exploits de Sigmohr Tueur de Dragon ! réclamèrent plusieurs convives.

-Le roi en a fait la demande, répondit le vieux Bluteynir, le roi choisira donc ce que je chanterai. »

Aldric réfléchit. « Nous connaissons tous l'épopée de Sigmohr par cœur, tous les scaldes la chantent à travers le pays et toi mieux qu'aucun autre. Mais ce soir, si tu le veux bien, j'aimerais entendre conter l'histoire d'Askän et Pelina, et de leur amour qui vainquit la mort.

-Vous serez exaucé, mon roi, sitôt que j'aurai achevé et le manger et le boire, si vous le permettez.

-Rien ne presse Wilforc, la soirée est encore longue. »

Tout à coup, un brouhaha étouffé leur parvint de derrière la porte : des éclats de voix, masculins et féminins, assourdis par l'épaisseur du bois. Puis un battant s'ouvrit à la volée et les renforts de fer claquèrent contre le mur. Les chiens levèrent la tête et tout le monde se retourna.

Une jeune femme, rouquine, les cheveux en bataille, le museau taché de son et l'expression farouche, se faufila dans la grand salle, bientôt rattrapée par deux gardes dont un qui bavait du sang. Sa lèvre pissait si fort qu'il en avait plein le visage et même son collègue en était éclaboussé. Ces derniers l'empoignèrent.

« Mais laissez-moi ! criait-elle en donnant des coudes. Je veux juste parler au roi, c'est important. »

Et Aldric aurait pu jurer que, voyant que les hommes persistaient à vouloir la maîtriser, elle s'apprêtait à mordre. La voix du roi tonna : « Que se passe-t-il ? »

Elle résonna dans le silence pesant qui s'ensuivit.

« Mes excuses votre Majesté, bredouilla un garde, celui qui avait encore l'usage de sa bouche, nous ne savons pas comment cette furie est arrivée jusqu'ici. Elle voulait vous voir sur-le-champ et n'a pas même daigné attendre qu'on vous envoie quérir.

-Eh bien, j'espère simplement qu'elle n'a pas mis toute la garnison en pièces. Quoi qu'il en soit, puisqu'elle est là, laissez-la parler. »

La jeune femme s'arracha à l'emprise des hommes d'armes et s'approcha d'un pas décidé. Cependant l'expression de son visage contredisait cette assurance qu'elle désirait se donner. Parvenue devant le roi, elle baissa les yeux, intimidée. « Majesté, je sais que j'interromps votre repas, mais... mais si j'ai chevauché sans relâche, si j'ai crevé mon cheval, si je me suis faufilée jusqu'à vous, si j'ai frappé vos gardes... eh bien c'est que l'heure est grave. »

Sa phrase à peine achevée, elle fondit en larmes. Là, debout au milieu de l'assemblée, secouée de sanglots, elle semblait tout à coup bien seule et malheureuse. Elenore se leva et la prit dans ses bras. « Allons ma chérie, calme-toi. Explique-nous ce qui ne va pas. »

La jeune femme respira à grosses goulées pour tenter d'apaiser ses tremblements et ses larmes. « Je... Je n'aurais peut-être pas dû venir ici, me frayer un passage jusqu'à vous au lieu d'attendre votre bon vouloir, articula-t-elle entre deux hoquets. Mais je ne vous connais pas, je ne savais pas si j'allais être écoutée, si l'on me recevrait aujourd'hui, demain, dans une semaine... Et j'ai vu mourir tant des miens, mes amis, ma famille, tant de braves qui servaient Père... J'ai craint pour ma propre vie depuis tant de jours que je suis sur la route, à voyager sans trêve pour venir jusqu'à vous.

-Qui êtes-vous donc ? » demanda le roi. 

La jeune femme reprit son souffle et cessa de sangloter. Lorsqu'elle répondit, ce fut avec une note de fierté dans la voix : « Je suis Gwenlyn, fille d'Eynar, chef du clan Moorgan. Je viens de l'est, où le clan Mulorn a massacré tous ceux que j'aimais. Pour ce que j'en sais, ils ont vendu les rares survivants aux Toladiens. Ce sont des monstres affamés et sans pitié. Votre Grâce, là d'où je viens, c'est la guerre... »

Le regard du roi s'assombrit et croisa celui, non moins sombre, de lord Lenmahr. De sombres regards, une sombre soirée, de sombres présages. Comme s'il l'avait senti, au plus profond de ses tripes.

Vingt ans que dure la paix... Vingt ans.



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La guerre est terminée. Les neuf Royaumes Unis d'Ebôran ont été vaincus. La maison Beodan, éradiquée. L'Ordre du Dragon, anéanti. Depuis dix-sept an...