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Arkan, juillet 1530

          Une guerre au loin semblait se dérouler entre la mer et les rochers ; l'eau frappait sur les parois crevassées mais aucun son ne parvenait à nos oreilles, seulement les vagues qui s'offraient en spectacle avant de cogner les quais, s'évanouissant au profit de petit remous qui finissaient par disparaître contre les pierres.

Autour de moi les paysans et les marchands avec lesquels je m'étais mélangé en cachant mon dégout, s'agitaient presque autant que l'eau sous mes pieds. Intérieurement, je ne faisais pas preuve de plus de calme. Alors que j'attendais ce moment depuis un an, quelques minutes de plus n'auraient pas dues suffire à me mettre dans des états pareils.

Accompagné de mon équipage, j'avais vogué près des côtes durant des jours sans faire aucune halte pour atteindre Château-Noyé au plus vite. Désormais, il se tenait devant moi, à plusieurs mètres loin de la côte. Je n'avais aucun mal à imaginer l'île se rire de moi, d'autant plus que mère nature soufflait au désavantage du navire qui approchait, zigzaguant pour tenter d'avoir prise au vent.

Nerveux et sur le point d'hurler au monde ma frustration, je m'efforçai de penser à autre chose.

L'île sur laquelle se dressait le château qui semblait dominer à la fois Arkan et la mer était inatteignable et le sujet de mes injures il est vrai, mais elle n'en restait pas moins la plus belle chose que j'ai jamais vue, au même titre que la dague qui me valait ce voyage jusqu'ici. Ce n'était pourtant rien de plus qu'un tas de roches et d'arbres mais le château qui s'y encrait était un lieu très convoité, apprécié des plus grands hommes et certainement l'objet de rêves éveillés chez les plus démunis.

Pourtant, Château-Noyé n'avait pas besoin de ressembler à un château fort car sa position le rendait difficilement prenable. Quel homme était assez fou pour débarquer sur une île où l'on vous voit arriver à plus de cent lieux à la ronde ? Nul besoin d'avoir étudié sous le joug d'un précepteur tel que Dacien pour savoir qu'un seul pied sur cette île vous vaut une mort certaine si le bateau qui vous y amène porte des voiles aux couleurs étrangères. En outre, en dix-huit ans de vie entre ses murs, je n'avais jamais vue une bataille à ses portes et les récits de mon père me poussaient à croire qu'il n'y en n'avait pas eu depuis l'époque de Sigon le bâtisseur.

Quel homme admirable, ce Sigon. Si Château-Noyé n'existait pas, j'aurais aimé être celui qui le fit sortir de terre. Il me donnait cette sensation d'avoir tout vu et tout créé tant sa carrure en imposait. On aurait dit qu'il se tenait au centre du monde, perdu au milieu de la mer. Si je n'étais pas tant terre-à-terre, ce château perché sur son île aurait pu me faire croire à ces histoires que l'on m'avait comptées autrefois, au sujet du géant qui façonna le monde comme on joue avec des soldats de bois. Si j'avais dû attribuer un mot à ce lieu, intemporel m'aurait paru adéquat.

De notre position sur le continent nous pouvions apercevoir le côté le plus exposé de l'aile gauche de la bâtisse, ainsi que la structure centrale du fond de la cour qui abritait la famille royale, la salle du trône et bien d'autres pièces dans lesquels je n'avais certainement jamais mis les pieds. Nous pouvions également dépeindre les toits en ardoise qui s'entremêlaient tel un puzzle duquel nous étions incapables de définir quelle pièce allait avec laquelle. Même au sein de la cour j'avais parfois eu du mal à en discerner le découpage, et je me demandais souvent quelle magie abritait les peintres pour réussir avec tant de détails à reproduire ce château sur toile. Il faut dire que j'étais bien maladroit avec un pinceau et de la peinture, et pas de meilleur niveau avec une plume et de l'encre, même en m'efforçant de reproduire les traits fins que l'on m'avait enseigné lors de mes cours d'écriture. Je me souvenais parfaitement les moqueries d'Alix, dont la calligraphie pouvait être jalousée par les plus vieux copistes. Sans doute avait-elle mieux suivi les conseils de Dacien, dont la voix et le regard sans vie en faisait le parfait cliché de l'enseignant ennuyeux à qui l'on peut échapper en courant assez vite sans pour autant s'essouffler. Malgré cela, je n'avais jamais vue Alix fuir quelconque enseignement. Elle était le genre de personne qui rêve de découvrir le monde mais qui, attachée à un lieu du fait de sa naissance, se contente des livres, des cartes et des récits pour voyager dans son lit. Je l'admirais pour cela – une raison parmi tant d'autres –, car bien que deux ans plus jeune que moi, elle avait toujours su m'apprendre les choses que j'ignorais et qui faisaient de moi un prince cultivé et apprécié pour ses enrichissantes conversations.

La vengeance d'un loup. Tome I : Le Prince DéchuWhere stories live. Discover now