Balone, 6 décembre 1530

          À l'horizon les nuages épais accompagnant l'hiver touchaient la terre comme pour se fondre en elle, et sur les hauteurs des montagnes les arbres disparaissaient dans le ciel noir. Le sud offrait très peu de neige mais le climat y était sec et lourd en ce mois de décembre. Le plus pesant n'était pourtant pas l'histoire d'amour qui liait les nuages et l'horizon, mais l'ambiance silencieuse dont s'entourait l'hiver qui avait le don de me mettre mal à l'aise. Mon seul réconfort en cet instant était notre destination ; je sentais déjà la douce odeur de la mer emplir mes narines et le son des vagues sur les rochers engloutir mes oreilles, s'ajoutant à cela ce qui donnait au paysage une touche agréable : ces grands oiseaux blancs qui s'agitaient près des côtes. Mon cœur se mit à battre plus fort en prenant conscience que la mer se trouvait peut-être à deux centaines de mètres de nous seulement. Il ne fallut pas plus de quelques secondes pour enfin apercevoir le spectacle qu'offraient les oiseaux qu'on appelait des « fous », plongeant à toute vitesse pour casser la surface de l'eau comme le ferait un caillou lâché en plein ciel. La mer Valary s'étendait jusqu'à l'infini devant nos yeux, une presqu'île ornant le tableau de ses rochers ocres en contre bas. La signature du peintre, en bas à droite, était représentée par Antharès, le navire de toute une vie. Ma vie. Une partie de moi voulait rester là, perché sur les hauteurs des falaises pour admirer une eau agitée et des oiseaux blancs au bec gris dont l'extrémité des ailes se peignait de noir. Je n'avais jamais réellement fait attention à toutes les espèces volatiles qui empruntaient le ciel, certainement parce que les ailes qui les portaient en d'autres lieux les éloignaient un peu trop du monde auquel j'appartenais. Pourtant, celles dont les pattes étaient adaptées à la nage m'avaient toujours semblé plus à porter de main, et j'avais parfois pris plaisir à les lire dans quelques ouvrages de la bibliothèque de Château-Noyé. J'aurais en l'instant pu citer une dizaine d'oiseaux de mer contre seulement deux à trois espèces terrestres, incluant les pigeons. Et parmi tous ces grands oiseaux d'eau, les fous étaient sans nul doute mes favoris. Atypiques, gracieux, rapides, ils avaient non seulement toutes les qualités requises pour me plaire, mais possédaient aussi des valeurs en lesquels je croyais. Alix les admirait pour cela aussi, parce qu'ils se choisissaient un partenaire et qu'ils le gardaient pour la vie.

La mer, les oiseaux, cette falaise ressemblant en tout point à ses voisines, les falaises Antifer, qui faisaient face au château de mon père à des kilomètres de là, tout me rappelait celle qui manquait à mon voyage. Alix. Dans ma tête, faisant fi des bruits alentours comme le ressac des vagues, je répétai ce nom en prenant soin d'en épeler chaque syllabe. A-lix. L'esprit humain a quelque chose d'étonnant ; alors que ce mot n'était pas plus long qu'une onomatopée, je me surpris à le penser de mille façons différentes. J'avais l'intention de le répéter jusqu'à ce qu'il perde tout son sens, et qu'il puisse prendre la place de n'importe quel mot au détour d'un ouvrage ennuyant et poussiéreux quelque part dans un placard. Je voulais que mon esprit relègue ce prénom au même rang que celui d'un individu que j'aurais connu et oublié, engloutit par le temps. Si toute mon âme me dictait de fermer les yeux et d'imaginer son visage gravé sur mes rétines, ma tête, elle, mourrait d'envie d'effacer chacun de ses traits de ma mémoire. On dit que l'histoire d'un homme fait de lui ce qu'il est ; je n'avais pas envie d'être un chien aux abois, rien qu'un vulgaire exilé à qui il manque la moitié de son être. En cet instant, ne jamais l'avoir connu m'aurait rendu bien plus heureux.

- Hugon !

Le nom du viking que Derkan venait d'hurler me sorti de la rêverie où Alix manipulait mes songes. En contre bas, mes compagnons de voyage avaient contourné la pente abrupte de la falaise et leurs chevaux retournaient le sable en s'approchant de l'eau. Du haut de mon cheval je dominais toute la plage, et la chaloupe coincée entre les rochers des côtes et ceux de la presqu'île me semblait ridiculement petite. Pourtant à y regarder de près, Hugon avait l'air de pouvoir s'y allonger de tout son long, alors qu'il me dépassait d'au moins une tête.

La vengeance d'un loup. Tome I : Le Prince DéchuWhere stories live. Discover now