XIV

3 1 0
                                    

          Je jalousais fortement les prisonniers des geôles d'en face, qui n'avaient qu'à rester debout devant le trou qui s'apparentait à une archère pour admirer la cour. Je n'avais pour seules occupations que les passages dans l'escalier et les discussions stériles de mes compagnons de cellule. Puisque l'escalier était vide et que j'appréciais l'ennui autant que l'immonde gueule d'Hugon, ma socialité avait refait surface en ce début de soirée. Et puis de toute façon, Adrian parlait trop pour que je continu de l'ignorer. Laissez donc pleurer un bébé en espérant en retirer la tranquillité, s'il ne se tait jamais vous finirez bien par vous lever. Mon petit frère Théodran m'avait appris cette leçon lorsque j'avais neuf ans.

Adrian semblait avoir le même âge que moi, peut-être un poil plus jeune si j'en croyais ses dires. Il avait passé dix-huit ans au milieu des moutons, disait-il, avant d'arpenter le monde dans l'espoir de sauver la ferme de son père. La sauver de quoi, ça, je n'en savais rien, et je m'en fichais comme de savoir sur combien de tige de paille mon cul était posé. Bref, il avait finalement croisé la route d'un noble de la cour et sa maladresse lui avait valu un aller simple en cage.

- C'est ironique quand on y pense, conclu-t-il son histoire. Pour quelqu'un qui hait à ce point les nobles, je me retrouve à porter le prénom de l'un d'entre eux.

Ce détail ne m'avait pas échappé ; le prince landharien se nommait Adrian de Gaóra. Mais ce que je trouvais ironique, moi, c'était que la famille royale de Landhar porte le nom de « montagne » dans la langue des pays du nord. Quand on sait que Landhar est connu pour ses immenses reliefs, cela mène à se poser la question du fait-exprès ou du hasard.

En tout cas, personne ne revint sur ses derniers mots, comme si tout le monde ignorait le rang qui fut un jour le mien. Et puis, prince ou non, je n'en restais pas moins le fils d'un roi, à défaut de porter sa couronne, je ne pouvais renier son sang. Cela faisait de moi, à minima, un noble. Je décidai cependant de me taire et d'écouter les autres, ma courte sieste n'ayant pas été à la hauteur de mes attentes. Il faut dire que le confort de ma cellule laissait à désirer ; peut-être était-ce là la raison de ma déception. Toujours est-il qu'avant la nuit j'appris le nom de tous les prisonniers de mon étage.

Il y avait donc Adrian – mon voisin de surcroît – qui ne méritait pas que j'y passe plus de temps. Juste en face, un jeune homme renfermé qui ne parlait pas beaucoup, un certain Vanha dont on prononçait un "h" appuyé. Je ne lui donnais pas plus de vingt ans ; il disait en faire vingt-trois. Il parlait si peu que je n'avais pas eu droit à son récit. Pour dire vrai, je m'en fichais, mais leurs histoires avaient le bon goût de me divertir, et je manquais cruellement d'occupation.

La plus intéressante fut certainement celle de la petite Sahiby qui me tint en haleine jusqu'au bout. Dire qu'une fillette de quatorze ans avait déjà vécu plus d'aventures que moi en vingt ans de vie. Voilà qui me laissait sans voix et m'ouvrait les yeux sur un monde que je n'avais qu'entraperçu, au détour de quelques villes. Pour être honnête, son passé ressemblait à l'un des contes qu'aurait pu jouer ma nourrice au pied de mon lit d'enfant. Orpheline à sept ans, elle avait été vendue par son oncle dans un bordel où elle avait satisfait la gent masculine. Cette partie du récit aurait sans doute plu à Ernaut, mais elle m'avait mise mal à l'aise. En parallèle de ses activités elle avait travaillé pour un homme en échange de son don en lettre. Riche de savoir lire, elle avait trouvé le moyen de se procurer des ouvrages retraçant la médecine que connaissait certainement Bacus. C'est en apprenant à soigner qu'elle avait compris comment se libérer de l'emprise de tous ces hommes qui usaient de son corps comme d'une poupée. Le médecin de la cour était en soit un bon exemple de ce que l'on peut accomplir avec un peu de connaissance, en étaient témoins l'épaule que je pouvais lever et la cheville sur laquelle je m'appuyais. Pourtant je jure que je n'aurais jamais la patience d'apprendre ces choses-là, quand bien même elles auraient le pouvoir de me sauver la vie ou de me sortir de situations désespérées. Sahiby avait pourtant trouvé le temps et l'envie pour cela. C'est ainsi qu'elle avait appliqué un onguent, semblait-il miraculeux, paralysant son bourreau lors d'une nuit banale où elle obéissait aux ordres habituels. Malheureusement, cela lui avait aussi couté sa liberté. Traitée de sorcière par le bordel entier, elle avait été emmenée ici de force et se retrouvait à conter l'histoire de sa vie à un prince qui n'avait connu comme seule épreuve que le froid du nord ; le malheur des uns a le don de reléguer celui des autres à un rang supportable. Et pourtant, quand bien même il me fallait savoir qu'elle vivrait ce cauchemar cent fois, je la laisserais croupir dans les profondeurs si cela me permettait d'accéder au trône d'Arkan.

La vengeance d'un loup. Tome I : Le Prince DéchuWhere stories live. Discover now