III

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          Une année dans le nord n'avait pas suffi à refroidir mes ardeurs, ni à geler mon ambition. En revanche, elle m'avait bien dépouillé ; j'étais sans le sou, et bien obligé d'admettre qu'à l'entrée des villes, les pauvres au bord des routes avaient trouvé bonne place pour récolter quelques piécettes. Cependant je refusais l'idée de me confondre avec eux, mendiant la pièce tel un chien cherche un os. Combien de fois les avais-je vu se ruer sur nos carrosses, et ma mère refermer le rideau sur un monde ronger par la maladie et la faim ? Je ferais bientôt partie de ce monde... Cette simple pensée suffit à me donner la force nécessaire pour tirer ma barque hors de l'eau. Au loin, Sébaste devait déjà avoir regagné la prochaine cargaison et ne tarderait sans doute pas à nous rejoindre à l'auberge où nous avions élu domicile. J'y retrouvai mes compagnons mais l'échec m'avait ôté la parole et l'île semblait m'avoir volé plus que mon honneur. Indirectement elle m'avait déjà privé de ma fortune, et peut-être était-ce l'appréhension d'avouer notre pauvreté imminente à mes compagnons qui avait bloqué les mots au fond de ma gorge. J'avais rencontré la plupart d'entre eux alors qu'ils se connaissaient déjà et envisageaient un long et périlleux voyage vers le nord.

- J'ai entendu dire qu'il n'y a rien d'autre à voir que des lacs gelés et des élans dans la contrée d'Edoglas.

Leur avais-je répondu en me remémorant les cours de géographie de Dacien.

- On va encore plus au nord.

Sébaste m'accompagnait déjà en ce temps-là et il avait eu l'air aussi surpris que moi. Comme il lui manquait la parole, il avait trouvé une nouvelle façon de parler, et les hommes qui m'étaient alors inconnus avaient dû lire sur son visage comme dans un livre ouvert.

- Paraît qu'y a des ours blancs. Mais comme personne n'en n'a jamais ramené, ni vivant, ni mort, on s'ra les premiers !

À vrai dire je ne sais toujours pas quel genre de folie m'habitait quand j'avais décidé de les suivre. Une folie qui portait le nom d'Alix, certainement... elle qui avait toujours rêvé de voir la neige.

Toujours est-il que j'avais apporté à cette bande de fous de quoi entreprendre un voyage agréable : navire, vivres, vêtements chauds et chevaux. En échange, j'avais vécu un exil somme toute palpitant et bien instructif.

Mais il était temps de me montrer à la hauteur de mon ambition.

- Dites-moi, maintenant que nous avons connu le nord, que diriez-vous de découvrir le sud ?

Mes compagnons d'infortunes me dévisagèrent, cessant toute activité ; Ernaut avait encore la queue hors du pantalon et semblait retenir une envie pressante.

- T'étais pas censé revenir blond et habillé ?

Hugon avait la fâcheuse habitude d'exposer son irrespect envers mon rang, contrairement à Warrin à qui je devais sans cesse répéter de ne pas m'appeler mon prince. C'est pourquoi parmi tous ces gens avec qui j'avais passé presque une année entière, Hugon était celui qui engendrait mes démangeaisons pour mon épée. Malheureusement pour lui, en plus d'avoir un cerveau très peu développé, les parties détachées de sa face auraient pu se fondre séparément sur d'autres visages, mais le tout assemblé me faisait penser à l'œuvre d'un mauvais peintre. Je me demandais parfois pourquoi je ne l'avais pas abandonné sous la neige. Peut-être était-ce parce que le sang des vikings coulait dans ses veines, ces espèces de barbares qui avaient en commun avec moi de savoir manier la barre.

- Cela ne s'est pas passé comme prévu.

Hugon retourna se raser la barbe devant un petit miroir terne et je réprimai le dégout que j'éprouvais à l'envier pour ce savoir-faire que je n'avais pas. Ernaut entreprit de continuer de se soulager et tous les autres retournèrent à leurs occupations. Seul Warrin me regardait encore, l'air désolé. Si je devais choisir quelques-uns de mes compagnons pour finir mes jours, je choisirais sans nul doute celui-ci, et Sébaste accompagné de sa dette envers moi. Un gamin et un muet pour me suivre sans me contredire.

La vengeance d'un loup. Tome I : Le Prince DéchuWhere stories live. Discover now