Journal d'une employée de supermarché.

Monsieur

Lors du confinement, je me suis un jour attelée à l'application de ma coloration sur mes racines grisonnantes. Ma fille aînée, Akira, débarqua dans la salle de bain et me lança :

― Tu dis qu'il faut s'accepter tel que l'on est mais tu caches tes cheveux gris !

Ma pré-ado de onze ans venait de me mettre devant l'une de mes nombreuses contradictions.

Bien consciente que ce qui se jouait à cet instant allait influencer la construction psychique et identitaire de ma fille adorée (et surtout à court d'argument), je balançais théâtralement mon attirail de faussaire et déclarais avec emphase qu'elle avait tout à fait raison et qu'il était temps d'en finir avec la tyrannie des cheveux colorés. Je la remerciais chaleureusement de sa clairvoyance et elle repartit si fière que cela me fit chaud au coeur.

Je restais donc seule dans ma salle de bain, à moitié à poil et ne sachant que faire de mes cheveux gris.

À présent mes racines ont atteint une longueur socialement inacceptable et je mesure le tsunami que cette décision a déclenché dans ma vie.

Les clients du magasin lorgnent sans vergogne sur le haut de mon crâne, ma petite dernière, Aéone, m'a demandé si j'allais bientôt marcher avec une canne, comme Mamie, mon boss ne me regarde plus que dans les cheveux et mes collègues ou amis me donnent leur avis sans que je n'ai à le solliciter.

Un client plus grossier que les autres, et bien plus grisonnant que moi, m'a d'ailleurs demandé si j'avais de la farine dans les cheveux, ce qui me traumatisa pour la journée.

Direction le coiffeur. 

― Je voudrais contrebalancer le côté grisonnant qui me vieillit par une coupe plus moderne. Quelque chose de rasé derrière et de très plongeant devant. Du fun et du stylisé, s'il vous plait !

Depuis, les clients scrutent toujours mes racines lorsque je suis de face et me font dorénavant le plaisir de m'appeler " Monsieur" lorsque je suis de dos.

Un vrai bonheur.