Partie de Hémon - Chapitre 9

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[TW idées suicidaires] [TW maltraitance]


12 mars


J'ai vu Claire pour la dernière fois. Quand je lui ai dit au revoir, j'ai dû ne pas pleurer. Ce suicide me prive d'adieux faits de mon vivant. Il m'a laissée immobile sur un trottoir à la regarder s'éloigner et mourir entre deux immeubles. Mais il vaut mieux que je commence par le début, et pas par les adieux déguisés en au revoir.

Je lui ai proposé d'aller passer l'après-midi dans l'un de ces endroits regroupant des dizaines et des dizaines d'aquariums où l'on peut observer des poissons exotiques ou des requins. Elle a accepté avec l'enthousiasme qui lui est propre. Le trajet n'a pas duré très longtemps, et nous n'avons pas eu à faire la queue pour acheter nos billets. C'était une journée très ensoleillée, la première depuis longtemps, et les gens préféraient sûrement la passer dans les parcs qu'ici. Nous nous en sommes réjouies. Nous avons pu commencer la visite.

Main dans la main avec Claire, je redoutais la présence de Hémon. Cependant la promesse qu'il m'avait faite hier me rassurait autant qu'elle le pouvait. Claire m'a entraînée vers l'un des aquariums. Il abritait de petits poissons roses irisés, qui s'agitaient dans tous les sens tout en conservant une harmonie pointilleuse dans leurs mouvements. La lumière douce projetée sur eux éclosait à peine sur leurs écailles. Leur danse était fascinante. Ce premier spectacle nous émerveillait, j'ai fini par dire au bout de plusieurs minutes, avec un rire attristé :

« Il faudrait y aller si on veut avoir le temps de tout voir. »

Nous nous sommes éloignées à regret. Mais la suite était tout aussi somptueuse. Dans cette première salle chacun des aquariums contenaient des poissons de différents couleurs. Leurs nageoires taillées dans de la dentelle et leurs yeux comme des boutons de nacre leur donnaient l'allure de créatures étranges et chimériques. L'océan était un tout autre monde, avec une biodiversité qui paraissait presque extraterrestre à mesure que nous passions d'aquarium en aquarium. Les couleurs et les formes des poissons devenaient spatiales. Nous effleurions la surface d'une réalité toute autre, dont ni Claire ni moi n'avions jamais soupçonné l'existence. C'était une atmosphère incroyable. C'était vivre, mais vivre ailleurs, et c'était tout ce dont j'avais besoin.

Nous sommes entrées dans une pièce circulaire en nous tenant toujours la main – je savais que c'était la dernière fois que je pouvais le faire et ça rendait ce contact plus supportable, et puis Hémon n'était pas là pour me prendre l'autre, Hémon n'était pas là pour me faire lâcher prise. En regardant tout autour de nous, nous avons découvert qu'un aquarium contenant des méduses faisait tout le tour de la pièce. La plupart des cnidaires étaient de petite taille et on les aurait dits taillés dans du tissu, avec leurs tentacules en nylon et leurs ombrelles comme des voiles gonflées par le vent. Des néons violets faisaient ressortir chaque détail de leur anatomie, et les bordaient d'un mauve très clair. Dos à dos, Claire et moi tournions lentement pour les observer. Nos doigts entremêlés se resserraient parfois, quand j'avais peur soudain de Hémon. Je me suis tournée vers Claire pour l'admirer. Je l'ai faite un peu valser sous la lumière violette au milieu des méduses. Elle avait leur grâce. Nos corps s'éloignaient et se pressaient l'un contre l'autre comme la mer et le sable. Elle a fini par me serrer contre elle. Nous avons échangé un baiser. Nous aurions pu rester encore longtemps, mais un homme est entré et nous avons dû partir, Claire me glissant :

« Il faut y aller si on veut avoir le temps de tout voir. »

Nous avons chacune étouffé un éclat de rire pour ne pas empêcher les poissons de dormir.

BoygirlWhere stories live. Discover now