Partie d'Isidore - Chapitre 13

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[TW violence physique] [TW harcèlement] [TW violence verbale]



Il est minuit, sur les réseaux sociaux tourne en boucle une vidéo où on m'entend crier et où on me voit un peu flou à genoux au sol en train de pleurer. Je me sens étrangement détaché de tout cela, c'était avant la discussion avec Adel. Ma petite sœur dort - je l'ai un peu réveillée en rentrant de la soirée, mais elle a encore le sommeil facile. Il est minuit, je me lève et m'habille dans le silence bleuté de la chambre. Sans bruit je quitte l'appartement en fermant la porte derrière moi, descends les marches à la volée. Dehors l'air suinte encore de la chaleur estivale, mais il fait frais. Je resserre mon blouson contre moi en suffoquant un peu : la vidéo dans un coin de mon esprit, dans un coin de mes poumons aussi. J'ai besoin de parler à Boygirl.

Le cimetière est fermé la nuit, j'arrive devant un portail verrouillé. Je n'hésite qu'une seconde avant d'escalader difficilement le mur. Je tombe du côté des morts. J'écorche la paume de mes mains et les passe l'une contre l'autre pour les épousseter. Les croix dressées, les pierres tombales, pourraient être terrifiantes de nuit mais je me sens mieux ici, entouré de gens qui comme moi ne respirent plus. Je vacille un peu entre les sépultures avant de trouver celle de Boygirl. Les roses toujours s'y fanent, je songe au jardin et à ses tulipes. Je perçois à peine leurs formes dans l'obscurité dense. Je sens surtout le parfum lourd de leur lente putréfaction. Boygirl dans son cercueil se réveille peut-être en m'entendant. Je m'assois. Je ne distingue pas son portrait. Je confie :

« J'ai de l'espoir et de la force, c'est stupide. (après une pause pour sentir la poussière sur mes mains parcourues de légères brûlures) Ils ne t'avaient pas filmée, si ? Je n'ai peut-être pas vu la vidéo. »

J'avance des doigts hésitants vers les roses.

« J'ai de l'espoir, il pourrait m'aimer. Je t'ennuie peut-être avec tout ça, il est une heure du matin et je viens te parler d'Adel. (je ris un peu) Je suis désolé. On s'est excusés aussi chacun c'était étrange, ça me donne de l'espoir. Il m'a dit que je n'étais pas toi et ça m'a fait du bien. Je ne vais peut-être pas mourir, je vais peut-être lutter contre ce qui me fait peur. »

Les fleurs pourries et le duo délicat du jour s'entremêlent et font comme une main dans la mienne.

« Ce qui me terrifie, ce qui me terrifiait, je ne suis pas sûr que c'était eux. Je crois que c'est moi mon pire cauchemar, celui qui pourrait me tuer. »

Un vent incertain court sur mon visage, une sorte d'exhalation.

« Je me regarde dans la glace et je ne m'aime pas. Le premier bleu n'était pas l'important, j'en ai eu des centaines des bleus, et des bleus invisibles que j'aurais aimé me faire, il y en a encore plus. C'est le premier sourire qui comptera. Le premier sourire pour enterrer mes peurs. »

Un silence s'installe dans le noir. J'ai une vague impression d'apesanteur.

« Te souriais-tu dans le miroir, Boygirl ? Ou t'accordais-tu le même regard qu'à nous ? Est-ce que le premier bleu était vraiment ton premier bleu ? »

Les roses flétries ont laissé sur ma peau une humidité sucrée. Je leur retire lentement mes doigts puis me lève. Je distingue à peine la tombe.

« Il faut que je parte. »

Je m'éloigne d'elle plus facilement que d'Adel.

Je marche seul dans la cour après avoir quitté seul le self, et j'essaie de ne pas avoir peur. L'immense tilleul me surplombe, je voudrais qu'il me protège de son feuillage de dentelle, mais ses ombres lourdes pèsent sur moi. Ils sont tous assis sur un banc assez proche et quand ils me voient arriver ils se lèvent. Ils se lèvent, tous, je fais un effort pour les ignorer. Je fais quelques pas. La cacophonie des discussions et des bruits lointains produits par les autres élèves dans la cour m'assourdit, m'étourdit assez pour me donner l'impression que ce n'est pas réel. Mais je suis fatigué de fuir, et je me rappelle que ça l'est pour leur faire face quand ils me hèlent. Je tente même de sourire. Leurs semelles crissent dans les graviers, les miennes se taisent à leur approche. Valentin se plante devant moi, je crispe mes mains sur les lanières de mon sac, tant que mes jointures blanchissent douloureusement. Déjà je suffoque.

BoygirlWhere stories live. Discover now