Partie de Claire - Chapitre 3

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[TW mention de mort/suicide] [TW cadavre]


Je tourne lentement la page du manuel, la froisse un peu par inadvertance. Le bruit semble assourdissant dans le silence moite de la salle de classe. Autour de moi les autres élèves s'endorment. Quelques mains se lèvent pour répondre au professeur. La lumière trop blanche brûle les tables près des fenêtres. J'observe de loin les ombres nettes qu'elle découpe sur le bois et les visages des adolescents. J'imagine sa chaleur ; je me sens gelée. Une amie à côté de moi s'évente d'un geste nonchalant de la main, me glisse un sourire quand elle s'aperçoit que je la regarde vaguement. Je ne lui ai jamais parlé de ma relation avec Antigone. Je m'éveille un peu ; la nausée passe, Antigone passe. Une semaine peut-être déjà qu'elle dort.

Quand nous nous sommes rencontrées, elle ne m'a pas dit son prénom. Les autres fois non plus. Je lui ai demandé souvent, comment tu t'appelles ? Elle ne répondait pas. Elle me disait que ça n'était pas l'important, que Claire était un plus joli prénom pour une plus jolie fille. Elle me demandait si elle pouvait m'embrasser parfois quand je tentais de savoir. Elle trouvait toujours un moyen d'échapper à ma question. Elle pouvait répondre : « Certains m'appellent Boygirl. » Peut-être n'aimait-elle pas son prénom, peut-être l'agaçait-il. Elle me disait : « Et toi ? Tu m'appellerais comment ? » avec un ton légèrement provocateur, un rire terne surtout dans les yeux. Elle était mystérieuse et ça me rendait heureuse. Elle s'appelait Antigone. Je ne l'ai pas connue assez pour pouvoir dire : elle s'appelle Antigone. Je ne peux que me répéter qu'elle s'appelait Antigone, que j'ai aimée une Antigone, que j'ai souri cent fois à une Antigone, que j'ai fait l'amour avec elle sans connaître son prénom. Sans savoir, je l'aurais appelée Camille peut-être, ça lui allait étrangement bien. Je le lui avais confié une fois, et cette joie profonde et fragile qui n'apparaissait que rarement en elle, avait rayonné sur son visage. Camille. Quand je ne savais plus quel surnom lui donner, quand je voulais l'appeler sérieusement, quand on se disputait : Camille. Pas si souvent que ça, mais assez pour que ça soit le prénom qui, avec Boygirl, reste encore. Il lui plaisait un peu, j'aimais quand la vie lui plaisait légèrement. Antigone lui va mieux cependant. Antigone lui colle à la peau, un peu trop : elle s'en est tuée. Antigone est morte de s'être appelée Antigone. Je me hais de souffrir autant du décès de quelqu'un dont j'ai appris le nom dans un journal. Ça n'est pas normal. On s'est aimées trop intensément pour que je ne connaisse même pas ce prénom dont elle avait peut-être honte, pour qu'elle se suicide sans rien me dire, pour qu'elle m'abandonne. Pour qu'elle parte. Ma colère et ma tristesse une nouvelle fois s'emmêlent. J'enfouis mon visage entre mes mains pour laisser grossir mes larmes. Je l'appelle Antigone depuis qu'elle est morte, pour que Camille, pour que Boygirl, pour que l'anonyme, soit un peu en vie. Ça me faisait souffrir de ne pas connaître son prénom, mais je l'acceptais. Je lui ai pardonné beaucoup de ses comportements qui me faisaient du mal, je n'osais pas les refuser. Je lui trouvais des excuses. Elle était toujours innocente et j'étais toujours coupable des maux dans notre relation, et si elle a ressenti peut-être la même chose, je ne l'ai jamais su. Aujourd'hui encore je me hais pour la fin abrupte de notre histoire. Je me répète, et c'est inaltérable, que je n'ai pas fait assez pour cette fille sans nom.

Je sors du lycée avec une douleur presque réconfortante dans la poitrine. Elle est devenue habituelle, elle remplace Camille. Sa présence m'est devenue aussi indispensable que l'était celle d'Antigone. Je me jette dans d'autres bras, plus dangereux peut-être. Je lutte pour ne pas me rendre au cimetière et m'étendre près d'elle. Antigone me manque dès que je quitte sa tombe. Je baisse un peu la tête, mes yeux voguent sur l'asphalte. La lumière est faible mais belle, j'observe ses variations sur la chair de ma main ballante. Ma colère s'est tarie au fur et à mesure qu'a grandi la souffrance. Je n'en veux plus à Antigone de m'avoir laissée seule, de ne pas m'avoir prévenue. J'en suis simplement triste. J'aurais aimé pouvoir lui donner l'envie de vivre. J'ai échoué et c'est douloureux. Je crispe mon poing pour m'empêcher de pleurer. Il faut attendre d'être enfermée dans ma chambre pour le faire. Mes sentiments balancent et tour à tour haine, désespoir, culpabilité et rage alternent avec déraison.

BoygirlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant