Partie de Claire - Chapitre 6

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[TW mention de mort/suicide] [TW cadavre] [TW émétophobie]


Pourquoi le monde ne peut-il pas être qu'une longue balade à vélo à l'aube. Dans le bus je m'accroche à la barre métallique pour ne pas tomber. Je viens de fleurir la tombe d'Antigone, encore vide de visions. Deux semaines peut-être sans fantôme, sans cauchemar et sans cri. Ça me soulage. Je hais de moins en moins mon Antigone. Elle m'a enfin laissée tranquille, enfin elle me laisse faire mon deuil après m'avoir abandonnée, sans chercher à me torturer plus que son suicide ne le fait.

Je ne me sens plus très vivante depuis sa mort, mais depuis les ruines je vais mieux. Je travaille. Je retourne en cours. De moins en moins de souvenirs d'elle me traversent. Des bribes des mois passés avec elle me reviennent encore, mais moins précisément. Je l'oublie. Elle s'efface. La vie reprend son cours et je suis. Une place se libère dans le bus, que je n'ose pas prendre. Un adolescent s'y assoit en écartant les jambes. Une torpeur écrasante me terrasse pourtant. Ça passera. Je me dis que ça passera comme j'ai murmuré à Antigone que ça irait. Le jeune homme lève les yeux vers moi, et nos regards se croisent. Je me détourne. Le bus n'est pas envahi par les pieuvres.

Je descends du véhicule, qui repart chaotiquement. Le trajet jusqu'à chez moi n'est pas long. Le crépuscule tombe plus beau que l'aurore sur la ville. Je me rappelle la promenade en vélo, et les ombres et le vent, et la lumière et les herbes. Je repousse mes hallucinations océaniques. Antigone morte Antigone morte. Je fleuris encore sa tombe, dorénavant je pose les roses et je pars rapidement. Je la hais moins maintenant que je peux prendre de la distance. Je lui en veux moins. Elle avait peut-être ses raisons. Elle n'était peut-être pas la bonne. Je ris seule au milieu du béton. Un sanglot gonfle entre mes cordes vocales pour me rappeler que j'étais pourtant persuadée, et qu'une partie de moi l'est encore, du fait que nous étions âmes sœurs. Antigone morte Antigone morte. Je viens déposer deux roses, une blanche une rose, pour elle. Il y a deux fleurs et on pourrait penser que l'une est pour son frère, mais les deux sont pour elle. Une pour sa haine une pour la mienne, une pour son suicide une pour mon assassinat, une pour son amour discret une pour le mien terrible.

Dans les premiers temps, quand je pensais à elle et que je venais de quitter les ruines, j'avais peur d'ouvrir les yeux et de découvrir la vision infernale de son corps en décomposition. Aujourd'hui elle est partie. Je ne la reverrai pas. Ça me rassure et ça me tue : elle n'était pas tout à fait morte et dans les moments où je l'aime, la penser en vie me soulageait. Je ne peux plus, à présent. Ni roses ni anémones ne poussent sur la ville.

Je pousse la porte. Je me souviens l'avoir poussée et Antigone était à côté de moi, à s'inquiéter de mes parents. Je la rassurais. Elle me demandait dans ma chambre si j'avais passé une bonne journée. Je répondais oui et je racontais un peu. Je ne lui retournais pas la question : je savais que non. Elle me souriait tristement. Elle ne me quittait pas des yeux. Elle m'a toujours observée comme si l'une de nous deux allait mourir – elle savait déjà. Je lui demandais parfois si elle voulait parler des cours, des élèves de sa classe que je haïssais tous d'après les rares informations qu'elle me donnait sur eux. Je les détestais de la faire souffrir. Mais elle haussait les épaules, elle répondait qu'elle n'avait pas besoin d'en parler. Elle disait : « Ça me suffit d'être là avec toi. ». Elle effaçait de son esprit tout ce qui pouvait potentiellement la faire souffrir. Elle prenait ma main. Elle parlait seulement de son envie de faire de la philosophie quand je tentais d'évoquer le lycée. Elle me disait : « Tu sais, j'ai hâte de finir cette année. » et je ne pensais pas qu'elle le pensait à ce point. Je ne pensais pas que c'était dans ce sens. Je n'ai pas vu son envie de mourir, ou peut-être même l'ai-je ignorée. Je ne pensais qu'à chercher son amour pour moi et pas son désespoir. Je crispe mon poing en m'asseyant à mon bureau. Mes pieds heurtent douloureusement le bois. Mon narcissisme me dégoûte. Elle est morte et ça n'a plus aucune importance. Il faudrait que j'essaie de réussir mes examens.

BoygirlWhere stories live. Discover now