Partie d'Agnès - Chapitre 1

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[TW mention de mort/suicide]


J'ai enterré mon dernier enfant sept mois après le premier. Jamais le monde ne m'a paru aussi sombre. On a enfermé dans un cercueil un corps que j'avais douloureusement senti chaud entre mes cuisses et qui était dorénavant aussi glacé que mon cœur. Le plus éprouvant était peut-être d'avoir déjà fait ces gestes - déjà marché derrière un cadavre récupéré dans une voiture, déjà pleuré en silence et dos à une dizaine de personnes atrocement compatissantes, déjà oublié les fleurs qui ne peuvent consoler, déjà fui au plus tôt la cérémonie pour ne pas sentir leurs mains sur mon épaule gauche s'ils viennent à ma gauche et droite s'ils viennent à ma droite ; ou bien était-ce d'avoir à les faire seule, terriblement seule, cette fois ? Pour son frère Antigone était là. Aujourd'hui j'ai marché à travers un paysage de béton et de goudron sans personne sur qui m'appuyer. S'ils me l'avaient proposée, j'aurais refusé leur aide. J'aurais voulu ma fille et seulement ma fille à qui me cramponner. Il y avait un vent trop glacial pour cette fin de mars, qui fendait les dentelles dont je m'étais couverte pour pleurer plus tranquille. Je vacillais malgré la protection des immeubles. Le cercueil juste devant moi restait impassible en m'arrachant des sanglots. Chaque fois que mes yeux se portaient sur lui - chaque seconde - il me rappelait que son ventre de bois contenait mon enfant. De mes tripes sanglantes Antigone était née, et voilà qu'elle retournait à des entrailles, voilà qu'à nouveau elle s'enfouissait. Je ne pouvais supporter que ma fille qui avait pris vie en mon propre corps aille pourrir si loin de moi. Le portail a grincé quand ils l'ont écarté et cette plainte rouillée est restée gravée dans ma mémoire. C'était comme un cri d'Antigone. C'était comme mon cri, cri que j'ai finalement poussé quand j'ai vu la cavité qui allait engloutir mon enfant. Tout s'est précipité en moi, d'abord l'idée qu'on me retirait ma fille, puis celle que l'autre cercueil qu'on voyait un peu contenait la dépouille de mon fils. Toute force s'est retirée de mes muscles et je me suis effondrée. J'étais comme prosternée devant eux, mes enfants morts, et pour une fois ça n'était pas une pièce de théâtre. Le hurlement qui s'est extirpé d'entre mes lèvres aurait fait fuir le public de toute manière. À terre j'ai attendu qu'on ensevelisse le corps de ma fille à côté de celui de son frère. Ça m'a réconfortée autant que je pouvais l'être, j'ai pensé qu'au moins, ils ne seraient plus seuls, ni l'un ni l'autre. J'ai voulu les rejoindre aussi, me jeter sous la terre meuble avec eux, et enlacer leurs cadavres, celui d'Antigone le moins décomposé, celui de son frère désormais un squelette. Mais j'ai dû me relever et partir. J'avais à vivre.

Je suis rentrée chez moi et j'y suis toujours. J'ai à vivre. J'ai fermé la porte à clef. J'imagine que je ne l'ouvrirai plus. Dans le salon tout est très calme. Je suis assise bien droite sur le canapé qui s'enfonce raisonnablement sous mon poids. Une lumière de fin d'après-midi éclaire péniblement la pièce. Les rideaux sont entrouverts, mais l'épuisement m'empêche d'aller les fermer. Tout autour de moi l'absence d'Antigone emplit l'espace. Nous passions peu de temps ensemble, cependant la savoir en haut dans sa chambre était amplement suffisant pour me combler, compte tenu de notre relation. La mort de son frère nous a éloignées définitivement. Ç'a été comme une explosion qui nous a envoyées à plusieurs milliers de kilomètres l'une de l'autre. Nous nous côtoyions seulement grâce à lui, pour former une famille elle se forçait à passer du temps avec nous. Quand il est décédé elle ne s'est plus sentie obligée, j'imagine. Je ne peux faire que des suppositions à propos d'Antigone. Ma fille s'est suicidée et je n'ai absolument aucune idée de la raison de son acte. Je croyais que tout allait bien. Je voulais que tout aille bien.

Nerveusement je tapote ma cuisse du bout de mes doigts. Pleurer sans cesse m'éreinte. Sur la table basse traîne le texte de la pièce de théâtre Antigone. Les représentations viennent de se terminer. Je me demande si ma fille a fait attention à la date ou si elle a agi soudainement. Si elle s'est réveillée un matin avec l'envie terrible de mourir, ou si c'était tous les jours. Je me lève comme une automate pour aller à la cuisine. Je me sens extérieure à moi-même. J'ouvre un placard pour y attraper de quoi me faire un café. Le bruit de moteur de la machine brise mes tympans et disperse mes pensées. Le filet brun qui s'écoule dans la tasse a certainement un parfum, mais je ne m'en rappelle qu'une fois le récipient rempli jusqu'au rebord, qu'une fois les volutes vaporeuses parvenues au plafond. Je saisis la tasse et reviens m'installer dans le canapé, qui s'enfonce toujours aussi raisonnablement sous mon poids. Je sens l'assise se déformer un peu. Je jette un regard à la fenêtre par l'interstice, où le ciel se fait gris. Il va pleuvoir.

Je me raccroche à une multitude de petits événements insignifiants comme des éléments de décor ou une date ou l'odeur brute de ce café pour ne pas perdre pied. Antigone est morte. Ma fille est morte. Mon dernier enfant est mort. Et peut-être pire, mon dernier enfant a choisi de mourir.

BoygirlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant