Partie d'Isidore - Chapitre 11

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[TW violence physique] [TW violence verbale] [TW harcèlement] [TW homophobie]


Une feuille encore verte tombe du tilleul et se pose à mes pieds. Je me suis assis au pied de l'arbre, et j'ai ramené mes jambes contre mon torse depuis qu'ils sont partis. J'ai attendu un peu que le son de leurs voix devienne trop flou pour que je puisse saisir les mots qui m'étaient adressés, que l'écho de leurs pas s'évanouisse dans le silence du lycée qui s'endort. Peut-être n'irai-je pas au cimetière ce soir, parce qu'il sera trop tard. Je ne peux pas me lever - la douleur dans mes jambes n'est pas si forte, mais c'est une souffrance autre, une souffrance à vomir qui me cloue au sol. Je pleure depuis quelques minutes déjà, sans faire de bruit. J'ai enfoui mon visage dans mes mains rougies et bleuies par leurs pieds. Mon tee-shirt est déchiré et je le recoudrai ce soir. Peut-être au cimetière, s'il n'est pas trop tard. Quelqu'un crie, et je crois que c'est lui. Adel arrive en courant vers moi, s'agenouille essoufflé pour être à ma hauteur - j'entends sa respiration forte dans l'obscurité au fond de laquelle je me terre.

« Isidore ! Isidore ! »

Il le répète jusqu'à ce que je lève la tête. Là il s'écarte de moi et soupire mon prénom avec soulagement, passe la main sur son visage comme pour en essuyer l'angoisse. La lumière du soleil, celle qui m'accompagne quand je vais voir Boygirl, joue avec ses iris. Je les observe puis me rends compte qu'il me regarde, je ferme les yeux honteux. Je reste dans le noir à l'écouter se taire. Il ne parle pas ; il ne parle pas parce qu'il ne peut pas me demander si je vais bien, si c'est eux qui m'ont fait ça, ou d'autres choses.

« Viens Isidore je vais te ramener. »

Il soulève mon sac et se redresse. Je tente de me mettre debout, mes jambes tremblent. Il avance une main vers moi que j'évite. Je colle mon dos égratigné au tronc rugueux.

« Pourquoi est-ce que tu fais tout ça ? » demandé-je éreinté.

Il semble presque agacé, d'une colère légère ou dirigée contre lui-même.

« Ce n'est rien. Ce n'est rien, ce que je fais. », réplique-t-il.

Je laisse passer un silence et je reste immobile, pour suspendre le temps. Je lui demande alors sans le regarder :

« Tu t'en veux pour Boygirl ? »

Ma phrase timide brise l'apesanteur installée.Ce n'est pas la question exacte que je voulais poser. Quand je parviens à lever mes yeux sur lui, Adel me regarde avec une rage lumineuse au creux de ses pupilles. Un instant, une paralysie flamboyante le rend muet. Il ne parle pas mais c'est différent de tout à l'heure, c'est ma faute. Brisant ce silence interloqué, il s'écrie soudain violemment :

« Mais pourquoi, pourquoi tu veux savoir ça ? Pourquoi ça tourne en boucle dans ta tête, pourquoi tu es obsédé par son suicide ? Isidore ! (il crie comme pour m'éveiller) Il y a des choses plus importantes que sa mort, il y a tout ce qui se passe maintenant. Je n'en peux plus de ça, arrête de te torturer et de nous torturer. Ça me fait mal aussi, ça me donne envie de vomir. Mais tu veux que je te raconte ? Tu veux savoir ? Tu en as besoin, il le faut pour que je ne sois plus coupable et pour que tu arrêtes de penser sans cesse à elle putain. (je proteste vaguement mais il ne s'interrompt pas) Très bien. Est-ce que je m'en veux pour Boygirl. (il fait une pause qui me donne envie de m'enfuir au cimetière) J'étais resté parler avec le prof à la fin du cours, je ne me souviens même plus pourquoi. Quand je suis sorti ils l'entouraient, et elle était déjà à terre. Valentin m'a attrapé par le bras (il m'attrape par le bras, je ne l'ai jamais vu autant en colère) et m'a presque traîné jusqu'à elle. Il a dit : « Tu veux pas l'achever ? » comme si c'était un honneur, mais mal formulé. J'ai pas répondu, j'ai pas répondu pour répondre non. Il a compris, que je refusais, et il a insisté. Valentin m'a fait : « Si tu la frappes pas tu es pédé. » (l'insulte me heurte avec une violence inimaginable)(j'en ai le souffle coupé)(pas Adel pas lui qui le dit) en me regardant droit dans les yeux. Les autres haletaient derrière, ils ont ri au mot « pédé » (qu'Adel prononce les mêmes syllabes que Valentin et les autres me pétrifient, qu'ils soient liés par cette injure me ronge) comme si ça n'était qu'un mot, et puis ils ont commencé à gueuler - pas trop fort - mon prénom. Puis « Adel, pédé ». (que nous partagions cette insulte me submerge) En chœur comme un slogan comme une chanson. Boygirl elle était encore à terre, elle avait essayé de bouger mais je sais plus qui, Charles peut-être, avait posé un pied sur sa poitrine pour qu'elle reste tranquille. J'ai fait taire les cris d'un pas vers Boygirl. Elle me regardait dans les yeux mais pas comme Valentin, avec plus de tranquillité, et plus de profondeur. Ses yeux me transperçaient, presque littéralement, c'était douloureux. J'ai fait un autre pas. Elle souriait. Charles - oui, c'est ça, c'était lui - a retiré son pied. Elle avait la marque de la semelle poussiéreuse sur sa peau. Tu suis toujours, hein ? (je hoche la tête, presque effrayé) La marque. Elle a souri c'était presque invisible. Valentin m'a ordonné de la frapper au visage ; je ne voulais pas trop, ça allait se voir, ça allait lui faire mal aussi, puis il m'a convaincu. Et là, là Isidore, c'est mémorable. Tu l'as déjà entendu parler quand elle se faisait tabasser ? Non. Non. Elle ne disait rien, elle restait toute muette. Elle ne se plaignait pas. Là, elle a ouvert la bouche et a dit : « Adel, tu ne préfères pas frapper l'un de ces imbéciles autour de nous ? ». Je ne crois pas qu'elle l'ait dit pour éviter de se prendre mon pied dans le nez, tu vois. Non, elle l'a dit, parce que, c'est vrai, ç'aurait été mieux. Ç'aurait été plus logique, plus intelligent, si ça peut être intelligent de frapper quelqu'un. Mais j'avais tellement peur qu'on me harcèle après, « pédé, pédé » (il faudrait que je me bouche les oreilles), c'est pas à toi que je vais l'expliquer, tu sais comme elle est lancinante cette insulte. (il s'arrête un instant et me regarde avec un tel désespoir et une telle fureur que l'espace d'une seconde, je ne le reconnais pas) Elle a dit « Adel, tu ne préfères pas frapper l'un de ces imbéciles autour de nous ? » et j'ai pas eu le courage. Alors j'ai même pas répondu et mon pied l'a fait taire, j'ai enfoncé ma chaussure dans son nez. Il y a eu un putain de craquement, elle a saigné. Je l'entends encore ce bruit, encore plus depuis qu'on nous a annoncé sa mort. Mais le pire c'est qu'on ne s'était pas quitté des yeux, tu vois. On s'était regardés tranquillement pendant que je la frappais, qu'elle recevait mon coup. Putain de craquement. Je me dégoûtais. Valentin m'a félicité, m'a dit que j'étais quelqu'un de bien et je l'ai cru parce que c'était plus simple. Boygirl pissait le sang pourtant, comment j'ai pu me convaincre d'une chose pareille ? (sa voix déraille sa voix flanche sa voix danse avec un sanglot) Elle s'est relevée. Elle me regardait encore. Elle m'a lancé : « C'est dommage parce que tu n'étais pas tout à fait comme eux. » avant d'écarter les élèves d'un geste ample. Ils se sont étrangement exécutés, elle a descendu les escaliers en boitant. Valentin m'a encore dit bravo. On est sortis, allés manger ensemble. On n'en a plus parlé. Jamais parlé en fait. Pourquoi ? Parce que c'était Boygirl, qu'on s'en foutait, qu'elle avait survécu les autres fois. Elle n'allait pas mourir à cause de ça, et, mets-toi bien ça dans le crâne Isidore, elle n'est pas morte à cause de ça. À cause de Valentin ou de moi. C'était pire. C'était plus profond. C'était là où son regard allait quand elle me fixait. Tu comprends ? (puis, après une pause :) Et puisque tu te le demandes, bien sûr que je me hais pour ça. »

BoygirlWhere stories live. Discover now