Partie de Claire - Chapitre 1

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[TW mort/suicide] [TW émétophobie]


Le matin-même, j'ai appris sa mort et son nom dans le journal. C'est mon père qui le lisait très sérieusement comme chaque jour, et comme chaque jour j'ai laissé traîner mon regard sur la une en buvant mon café. C'est là que j'ai vu sa photo, et une plus grande encore d'une voiture à moitié tirée hors d'un fleuve. Je l'ai reconnue tout de suite, alors que j'attendais de ses nouvelles depuis quelques jours et que ça m'inquiétait. J'ai vu son visage sans le sourire tranquille qu'elle arborait d'habitude, quand elle me voyait. J'ai failli lâcher ma tasse. J'ai immédiatement levé les yeux vers le titre en gras qui s'étalait sur le haut de la page, et j'ai lu. J'ai lu : « Découverte morbide au fond de la Seine ». J'ai lu que le corps avait été retrouvé dans la voiture en assez mauvais état, et qu'on en saurait bientôt plus sur les circonstances exactes de la mort. J'ai lu que l'enquête prenait une autre tournure avec ce bouquet de roses roses et blanches à ses côtés, et tous les miroirs de l'habitacle brisés par ses poings. J'ai lu que c'était une étrange coïncidence quand on savait qu'elle avait réchappé quelques mois plus tôt d'un accident de voiture auquel son frère avait succombé. J'ai lu que c'était probablement un suicide. J'ai lu que son enterrement avait lieu ce jour-ci à neuf heures. J'étais en retard. Je m'y suis tout de même rendue, juste après avoir lu qu'elle s'appelait Antigone.

Quand je suis arrivée, je me suis glissée derrière la file sans que personne ne prête vraiment attention à ma présence. Le cortège était si mince, je crois qu'il n'y avait même pas vingt personnes alors qu'elle aurait mérité la Terre entière derrière son cercueil. Je n'ai pas pleuré tout de suite. J'ai simplement suivi en espérant que ma présence suffirait à lui rendre hommage. Il y avait une femme devant, Agnès, sa mère, mais ça n'était pas une certitude à cause des dentelles qui la momifiait. Je voulais la rejoindre mais je suis restée à l'arrière, retenue par un poids terrible. J'avais en moi ce hurlement – ce hurlement qui ce soir n'est toujours pas sorti de ma poitrine et y pourrit. Nous avons passé le portail de fer, moi la dernière. J'ai eu peur qu'on me jette hors du cimetière parce que je ne connaissais son prénom que depuis ce matin. On m'a pourtant laissée entrer. Les bruits mêlés de nos pas dans les allées sableuses me faisaient penser à des morts creusant jusqu'à la surface. Nous nous sommes arrêtés devant la tombe qui me ravirait Antigone. J'ai observé le cercueil qui contenait son corps, je me suis rappelée l'article dans le journal et une nausée m'a envahie quand j'ai songé à l'état de son cadavre. Mon cœur s'est fissuré. C'est là que j'ai dû plaquer sur ma bouche une main brûlante pour étouffer quelques sanglots. Sur sa sépulture, personne n'a déposé de fleurs pour enjoliver ce qui ne pourrait jamais être beau. Agnès est partie rapidement, quand la décence même n'a plus pu la retenir. J'aurais voulu rester plus longtemps pour honorer Antigone à la place de cette femme dévastée, mais j'avais trop envie de vomir ; et je l'étais aussi, dévastée.

Je suis rentrée chez moi en bus. Les gens me dévisageaient sans essayer d'être discrets. J'étais tout en noir et j'étais grosse et j'étais triste, alors leurs yeux surmontés de sourcils froncés s'agglutinaient sur ma peau. J'ai eu honte d'exister soudain, et les larmes aux yeux en me disant que celle qui réussissait à faire disparaître cette sensation était au cimetière. Dès que j'ai pu, j'ai quitté le bus et marché jusqu'à chez moi. Je suis rentrée et je me suis allongée dans ma chambre. J'ai attendu de savoir ce que j'éprouvais encore pour elle. J'ai posé une main sur mon ventre, une autre sur mon cœur, comme pour ausculter mon corps et découvrir les symptômes de mon amour pour elle. Je me suis remise à pleurer. J'ai repensé à ces jours de silence. Elle m'avait abandonnée sans un mot, sans difficultés. J'avais passé près d'une semaine à l'attendre, à espérer qu'elle revienne, à me haïr en pensant que c'était ma faute et qu'elle ne voulait simplement plus me parler. Mais elle était morte. Elle était juste morte. Il y a avait eu des jours où j'avais pensé à elle comme à une vivante, mais pendant lesquels elle était déjà morte. J'ai couru aux toilettes à cette pensée et j'ai vomi. Les crampes étaient terribles, j'ai cru que j'allais perdre connaissance. J'avais quelque chose en moi qui devait sortir. Revenue dans ma chambre j'ai pleuré à nouveau. Elle passait souvent sur la route où on l'avait retrouvée, et elle conduisait bien. Sa mère et elle sortaient régulièrement pour qu'elle apprenne et ne reste pas sur le traumatisme de l'accident. Je ne comprenais pas. J'étais abasourdie. Son décès m'anéantissait. Il m'a fallu la soirée pour réaliser qu'elle était morte, que je ne la reverrais plus, qu'elle s'était probablement suicidée et que je n'avais pas réussi à la retenir. Il m'a fallu la nuit entière pour admettre qu'elle s'appelait Antigone.

BoygirlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant