Partie d'Agnès - Chapitre 8

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Ça me manque de ne pas pouvoir la prendre dans mes bras. Hémon est mort et je n'ai plus aucun enfant à serrer contre moi. J'entre dans la chambre de ma fille parce que je l'entends pleurer. Elle se tourne lentement vers moi, avec des yeux aussi luisants que vides. Je m'assois à côté d'elle puisqu'elle ne m'a pas encore hurlé de partir. Le matelas s'enfonce raisonnablement sous mon poids. Antigone s'écarte de moi.

« Pourquoi est-ce que tu es là ? » soupire-t-elle.

J'avance une main vers elle, que je laisse retomber sur la couverture.

« Parce que tu pleures, est-ce que je peux te consoler ? Faire quelque chose ? »

Je sais d'avance quelle sera sa réponse, mais j'espère qu'elle abandonnera l'idée de rester seule parce qu'elle me déteste.

« Non. Comme d'habitude. »

Et c'est irrévocable, cependant je n'abandonne pas.

« Tu ne veux pas que je te prenne dans mes bras ? » proposé-je, plaintive.

Elle est parcourue d'un spasme alors qu'elle s'exclame :

« Non ! »

Son regard se fait plus méfiant. D'une voix aussi tremblante que ma fille je confie :

« Tu sais ça me fait vraiment du mal de ne pas te toucher. »

Elle me dévisage avec colère. Les mots qui sortent de sa bouche sont des vipères.

« Est-ce que j'en ai quelque chose à faire ? Moi ça me fait mal de te toucher. Moi ça me brûle. Sors de ma chambre. »

Je reste immobile, sous le choc.

« Sors de ma chambre ! » crie-t-elle enfin.

Je quitte la pièce, en refermant la porte j'entends ses pleurs qui redoublent et ses poings s'enfoncer dans le mur. Je reste dans le couloir à écouter dix minutes de coups ininterrompus. Dans le plâtre et dans mon ventre.


Hémon et Antigone ne se disputent jamais, aussi la première et unique fois où ils s'opposent restera mémorable. Antigone a quatorze ans. C'est un peu avant le dernier anniversaire de Hémon, il est dans sa seconde année de terminale. Nous sommes tous assis à table. Hémon a le droit de boire de l'alcool. Il a décapsulé une bière dont l'odeur rance emplit la pièce. Antigone est assise un peu à l'écart de nous. Elle mange mécaniquement, sans même regarder son assiette. Elle fixe le placard en face d'elle. Mon fils et moi faisons la conversation. Hémon tente d'inclure sa sœur parfois, mais elle se contente de hocher la tête avec toujours cet automatisme. Alors nous parlons comme si nous n'étions que tous les deux dans cette cuisine.

« Il m'est arrivé quelque chose d'incroyable ce matin, dans le bus. On était tous tranquilles, mais il y avait cette fille qui se faisait emmerder par un vieux. Elle lui demandait de partir, et il restait collé à elle. Il a fini par faire un geste vraiment déplacé et c'est là que deux autres femmes sont intervenues, elles ont même demandé au chauffeur s'il pouvait arrêter le bus et faire descendre le vieux. Et c'est ce qu'il s'est passé. C'est fou. »

Antigone laisse tomber ses couverts avec un fracas métallique.

« Quoi ? » s'enquiert-il, ingénu, étonné par la violence de sa sœur.

Il tourne la tête vers Antigone, qui pose ses mains tremblantes sur la nappe. Elle exhale lentement comme pour se calmer. Son attitude n'a plus rien de robotique.

« Ça ne t'est pas venu à l'idée de l'aider, toi ? » fait-elle remarquer avec un sourire crispé.

Hémon la dévisage sans comprendre.

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