Cocaïne, whisky et p'tit pépé - partie 1

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À 89 ans, George Waterloo estime avoir déjà bien assez vécu.
Patron d'un bar accolé à une salle de concert pendant 35 ans, il a eu trois enfants avec la femme de sa vie, hélas partie beaucoup trop tôt. Ces trois abrutis lui ont fait sept petits-enfants, et ceux-ci lui en ont même fait 2 arrières.
Veuf depuis 50 ans cette année. À la retraite. Et avec, dans les pattes, un médecin traitant qui lui interdit l'alcool et limite ses clopes. Sans compter qu'il y a quelques mois, ses petits-enfants l'ont fait enfermer de force dans une foutue maison de retraite. Que lui reste t-il au juste de sa vie d'avant ?
Lui qui fût, toute sa vie durant, un chien fou indomptable, jamais en retrait quand il s'agissait de coups tordus, se retrouve aujourd'hui ceinturé, domestiqué, contrôlé par un gang de personnel médical lui interdisant de faire les choses qu'il aime le plus.

Au moins la maison des grabataires a t-elle le bon goût de se trouver au bord de la plage. Et, comme il n'a insolemment toujours besoin d'aucune sorte d'aide pour se déplacer, a-t-il reçu l'autorisation d'aller s'y promener. Tout du moins tant qu'il revient bien pour l'heure du souper. Hélas, comme les vieux ça mangent tôt, ça ne fait pas tant d'heures que ça de liberté par jour.
Il ronchonne tout en foulant la grève. Qu'est-ce qu'ils pourraient bien lui faire, tous ces peignes-cul, s'il ne revenait pas, hein ? Et puis d'abord, c'est pas des jeunes cons dans leur genre qui vont lui donner des ordres, à ça non. Plutôt crever.

Il marche un moment au bord de l'eau, puis s'arrête, regarde à droite et à gauche. Comme il est seul, bien caché au pied de la digue, il s'assied à même le sable. « Et vas-y, que ça va encore grogner parce que j'ai sali mes braies », pense t-il, puis cette pensée le fait ricaner. « Qu'elles grognent, les petites bécasses. Ça les changera des culs à torcher. »
Il sort d'un petit sac en kraft une grande bouteille de whisky achetée 30 minutes plus tôt à la supérette. La petite jeune à la caisse le connaît, à force. Il est là presque tous les jours à l'ouverture. Même qu'il lui arrive de revenir une ou deux fois dans la journée quand il déprime. Bien qu''il évite de laisser ça arriver trop souvent, car il doit pouvoir rester parfaitement maître de lui même face à la garde armée de batteries de cachetons, au risque de s'en voir bourré lui aussi. Et même si la gamine doit aussi connaître quelques infirmières, vu qu'il s'agit du commerce le plus proche de l'hôtel aux vieux, elle ne l'a jamais dénoncé.
Il ouvre sa bouteille, s'en enfile une bonne rasade. Elle lui fait un peu penser à lui au même âge. Enfin, dans les grandes lignes. Il n'a jamais eu les cheveux bleus, c'est vrai. Et à son âge, il n'était pas encore tatoué, alors qu'elle, à même pas 20 ans, arbore déjà une manchette complète. Et peut-être même plus, probablement plus, mais elle n'est jamais fort déshabillée, la gosse. En même temps, la météo ne s'y prête pas vraiment depuis son arrivée.
Il pense encore un moment à la fille tout en vidant sa bouteille. Il aurait aimé qu'un de ses petits-enfants soit un peu comme elle. Un peu comme lui. Au lieu de ça, toute sa famille semble s'être liguée comme lui et contre sa façon de vivre.

C'est pour ça qu'il boit seul en cette matinée de réveillon de Noël au lieu de passer la journée chez son aîné, comme tous les autres membres de sa famille.
Ce mange merde a eu le culot de lui dire qu'il n'y aurait pas d'alcool à sa table pour les fêtes. Ni vin, ni bière, ni rien. Pour l'aider, qu'il a osé ajouter. L'aider dans sa cure, forcée, de désintox. Comme s'il avait besoin d'un truc à la con comme ça. Comme s'il avait un problème avec l'alcool. Il ne boit pas parce qu'il ne sait pas comment arrêter, il boit parce qu'il en a envie. « Rien à voir », maugrée-t-il en avalant une lampée supplémentaire.

Il regarde la bouteille. Désespère en la voyant déjà à moitié vide. Il n'a pas envie de se relever pour aller en racheter une autre.
Se contorsionnant comme seul un vieillard sait le faire, il tire de sa poche arrière de pantalon un étui à cigarettes, en sort une qu'il a roulée le soir précédant, l'allume avec le briquet que contenait également l'étui, tire dessus avec un souffle à rendre jaloux un marathonien et se penche en arrière avant de souffler un panache de fumée presque aussitôt dispersé par le vent maritime.
Ce soir, la bicoque à arthrose leur servira un repas soi-disant festif auquel il est inimaginable de penser pouvoir se soustraire. S'en suivra une parodie de fête où un tas de vieux machins coiffés de chapeaux en papiers colorés jouera au bingo et au pictionary avec les infirmières. Rien qu'à y penser, il est tenté d'attendre la marée basse, d'aller se coucher dans le sable au ras de l'eau et de patienter jusqu'à la voir remonter.
Alors qu'il commence à étudier sérieusement cette possibilité, il remarque une surprenante masse blanchâtre ballottée par les flots. Dans un effort qu'il n'avouerait jamais, il se relève et marche jusqu'à voir de légères vaguelettes lui lécher les semelles. Aussitôt, la toile de ses chaussures s'humidifie et il jure en reculant d'un pas. Ce faisant, il perd de vue l'objet un instant et ne parvient ensuite plus à le retrouver.
Alors qu'il est sur le point de laisser tomber pour retourner s'asseoir au pied du mur, une vague plus vive que les autres le surprend en recouvrant ses vieux mocassins. Elle le mouille jusqu'aux chevilles et il jure dans sa barbe en moulinant des bras pour ne pas perdre l'équilibre.
Quand la vague se retire, il ne se prive pas pour la traiter de tous les noms d'oiseaux qu'il a jamais entendus. Ne s'arrêtant qu'en s'apercevant qu'elle a déposé un cadeau insolite à ses pieds. L'objet blanchâtre n'est autre qu'une sorte de petit colis d'une vingtaine de centimètres de longs sur quinze de large et cinq d'épaisseur. Hermétiquement emballé dans un large ruban adhésif, il semble voyager depuis un sacré bout de temps au vu de sa décoloration et de son état général. George se penche et le ramasse, le trouve plutôt lourd. Encore un regard à gauche, un autre à droite. Toujours personne dans les environs. À croire que tous les péquenots de cette ville sont soit coincés dans leur cuisine à préparer un repas à la con qui ne satisfera jamais la totalité de leurs convives, soit en train d'arpenter les allées des centres commerciaux dans l'espoir de dénicher en 2 heures le cadeau qu'ils n'ont visiblement pas su trouver en 365 jours.
Dans un cas comme dans l'autre, ça lui permet de pouvoir profiter de la plage, et de ses cadeaux inattendus sans être dérangé. Il ne va certainement pas s'en plaindre. Même si ça ne l'empêche pas de les mépriser quand même pour cela.

L'Avent Tuera (calendrier de l'avent 2019)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant