Ce soir encore, comme chaque année à cette date depuis plus de 10 ans, Hank ressort le bus numéro 89. Il sait qu'il fait plus de bien que de mal en faisant ça, mais il ne parvient pas à calmer le sentiment de dégoût qu'il éprouve envers lui-même. Si Gina savait, sa chère et tendre Gina, elle ne le supporterait pas, il en est sûr. Et Léa et Beth, leurs deux adorables filles de 4 et 9 ans, que diraient-elles si elles apprenaient que leur père est responsable de la mort de plusieurs centaines de personnes ? Mais tu en as sauvé bien plus encore, se répète-t-il, comme un mantra, alors qu'il sort du dépôt. Un coup d'œil dans l'écran de surveillance de l'étage, personne, un autre dans le rétroviseur, juste une petite grand-mère rachitique. Il frissonne, recentre son attention sur la route. Il n'y a pas de chiffre sur son bus, pas de destination, et il roule pendant 20 minutes avant d'aboutir sur Oxford Circus.
Enfin, tendant la main pour réclamer l'arrêt, il reconnaît son premier client. L'homme doit avoir 45 ans, il porte un blouson en cuir et des santiags. Hank devine une aille, probablement d'aigle, dans son cou et imagine sans mal le reste de l'animal tatoué sur le torse poilu du motard. Il encaisse les deux livres de la course, lui tend le petit morceau de papier encore chaud de son passage dans l'imprimante et redémarre. L'homme avance jusqu'au fond du bus et se laisse tomber sur une banquette à quelques mètres de la petite vieille. Dans son rétro, Hank la voit sourire, mais elle ne bouge pas. Ce qui est préférable, car moins de trois minutes seulement s'écoulent avant qu'un autre passager ne se présente, toujours sur Oxford Street. Hank arrête le bus et laisse monter une jeune infirmière au visage pâle. Ses yeux sont cernés et elle ne porte pas de maquillage pour le cacher. Elle n'a pas l'air d'être une mauvaise personne. Pas plus que tout les passants qui marchent sur les trottoirs. Hank est tenté de lui demander de descendre, d'inventer un problème avec le bus pour qu'elle en prenne un autre, mais à ce moment, la petite vieille toussote, comme si elle pouvait lire dans ses pensées. Il encaisse donc le prix du ticket et regarde la fille monter les marches pour aller se poster à l'étage.Hank ne sait pas ce que ces gens feront de mal, un jour, mais il sait que ça arrivera forcément. C'est ainsi que fonctionne le pouvoir du bus, son pouvoir à lui aussi, maintenant qu'il en est devenu le chauffeur. Seuls les gens qui seront amenés à en tuer d'autres le voient arborer le numéro qu'ils attendent. Hank les fait alors monter et la chose s'en nourrit.
En une nuit, elle absorbe assez de chair humaine, elle siphonne assez d'âmes, pour rester ensuite tranquille pendant 365 jours.
Si ce système n'avait pas été mis au point, la créature attaquerait tout autant de personnes sur l'année, peut-être même plus encore, mais dans le lot il y aurait des innocents, de vrais innocents, il n'y aurait peut-être même que ça. Grâce à cette nouvelle technologie, seuls les futurs assassins, terroristes et criminels se font dévorer. Cette technique sauve des vies. Mais ça n'empêche pas Hank de se sentir sale et abjecte.Quand il a été engagé, il a pu poser toutes les questions qu'il voulait à l'homme qui faisait le job avant lui. Un vieillard qui avait travaillé à l'élaboration du bus.
Qu'était la créature ? Personne ne le savait au juste. Seulement qu'elle s'attaquait aux humains pour les dévorer. Qu'elle rapetissait à force de ne pas manger et grossissait quand elle s'empiffrait.
Pourquoi ne pas la tuer ? Ça avait, bien sûr, été tenté, mais aucune technique ne s'était révélée efficace. Pire, après avoir affamé la créature pendant trois années, elle était devenue si petite qu'elle avait pu s'échapper malgré les protections mises en place. Pendant sept ans, elle avait tué toutes personnes se trouvant sur son passage. Ça avait été un carnage. Quand elle s'était laissée attraper, une fois repue, car, clairement, elle n'avait pas été capturée mais s'était laissée faire, consciente que les humains avaient enfin compris qu'il serait préférable de la nourrir que d'essayer de la supprimer, elle leur avait livré beaucoup d'informations à son sujet et avait accepté la technique de l'unique nourrissage annuel. Profitant de tout le reste de l'année pour se reposer.
Mais, si vraiment, il faut la nourrir d'âmes humaines, pourquoi ne pas se servir des plus grands criminels ? Ce serait moins grave de sacrifier un Dutroux, pédophile et meurtrier avéré, qu'une bande de jeunes qui, peut-être, un jour, commettrait un homicide ? Et c'est là que la technique devient perverse. Les âmes pures remplissent bien plus la créature que celles déjà souillées. La nourrir exclusivement de criminels avérés reviendrait à avoir vidé toutes les prisons du monde en quelques années. Si on compte en nombre de vies, ce serait une hécatombe. La technique mise au point avec l'aide des capacités de la créature, permet de cibler des gens qui, actuellement, sont innocents, et qui donc la rempliront optimalement, mais, pour ne pas envoyer de vrais innocents gratuitement à l'abattoir, de se limiter à ceux qui ont des intentions néfastes et qui les mettront en œuvre à un moment ou a un autre.
Cette solution tue donc des innocent avant qu'eux-mêmes ne tuent un plus grand nombre de personne, et n'arrêtent par la même d'être innocents. Des innocents en sursis.
Le jour où il avait appris cela, Hank n'était pas certain d'apprécier la solution apportée, mais il avait conscience que ce boulot devait être fait pour protéger un plus grand nombre d'âmes. Il avait donc accepté le taf, et depuis 12 ans, il tanguait, entre une haine profonde de lui-même et un sentiment de « faut bien que quelqu'un le fasse. C'est un sacrifice ce que je fais. Pour le bien-être commun. »
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L'Avent Tuera (calendrier de l'avent 2019)
Short Story25 jours de nouvelles, souvent terrifiques, sur le thème de Noël, de l'hiver, de l'avent. Avec de vrais morceaux de psychopathes, de vampires, de zombies et de p'tits vieux. Des nouvelles tantôt trash, tantôt gores, tantôt amusantes. Peu de guimauv...