Ceux que la brume ne cache pas - partie 1

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Depuis bientôt 4 ans, Marc, 37 ans, travaille pour la librairie L'Île Lettrée. Et, en cette veille de Noël, il se demande si ses clients ne le seraient pas un peu aussi, illettrés. Au dessus de sa tête, au niveau de la caisse, sont placardés deux immenses posters rouge et vert prévenants respectivement que, de 1, la librairie ne propose plus de sac en plastique, depuis trois bons mois en plus, et qu'à la place les clients le désirant peuvent acheter un tote bag, au demeurant très joli, avec une citation de roman célèbre et le logo de la librairie dessus. Et, de 2, qu'en raison d'une grippe particulièrement virale cette année, le nombre de vendeurs s'est vu considérablement réduit au pire moment, et qu'il leur est impossible de proposer l'emballage des livres achetés, comme c'est d'ordinaire le cas. Mais, parce qu'à L'Île Lettrée on n'aime pas laisser aux gens une mauvaise impression, une table avec papier d'emballage, ciseaux et rouleau de scotch, est mise à leur disposition à droite de la caisse pour qu'ils puissent les emballer eux-même.

Or, toute la journée durant, Marc a été obligé de rappeler à ses adorables clients de dernières minutes que, non, il n'avait pas de sac en plastique à leur proposer. Même s'ils venaient d'acheter pour 80 € de bouquins, non, ça ne changeait rien. Ce n'était pas de la mauvaise volonté, il n'en avait juste pas à disposition. Et que, non, il ne pouvait décemment pas prendre 5 minutes à emballer individuellement tous leurs achats, car six personnes attendaient leur tour dans la file.

Ni lui, ni son unique collègue rescapée, comme lui, de l'épidémie, n'avait eu le temps de prendre de pause aujourd'hui. Même à midi, ils n'avaient pris chacun que 10 minutes, histoire de ne pas laisser l'autre seul face aux flots incessant de clients déchaînés. Et, clairement, à 15 h 30, ça commence à sérieusement se ressentir. Il a l'impression de faire bourde sur bourde. Il rend trop de monnaie, ou pas assez, confond les titres qu'on lui demande avec d'autres, et a même envoyé paître un vieux con qui s'est plaint que « quand même, il n'y a rien comme choix, dans votre boutique minable » alors qu'il s'y prend le 24 décembre à 15 h 15 pour trouver ses cadeaux de Noël.

Au bord de la crise de nerfs, alors qu'il vient d'encaisser le millième client qui ronchonne qu'il n'a pas que ça à faire, quand Marc lui conseille avec le sourire d'emballer lui-même les trois albums insipides qu'il vient d'acheter pour, visiblement, un flic, un prof et une infirmière de sa connaissance, et qu'il voit la file devant lui s'allonger un peu plus à chaque instant, il ovationne sa collègue quand il la voit sortir du rayon cuisine, les bras chargés des bouquins demandés par une cliente qui la suit à petits pas pressés.
— Youhouuuu ! Et c'est Page qui remonte l'allée avec dans les bras, mais oui, vous n'avez pas la berlue, mesdames et messieurs, ce sont bien les cadeaux de Noël de Mme Quiboite ! Une fois encore, Page a sauvé Noël ! Page ! Page ! Page ! Youhouuu !
Le client devant lui, qui vient de sortir son porte-feuille de sa poche de pantalon, le regarde d'un œil mi-atterré mi-dérouté, plus très sur, finalement, de vouloir acheter quelque chose à cette espèce de taré. Les deux ados derrière lui, pouffent, la vieille dame derrières elles, laisse échapper un « Oh » surpris, et les autres clients ne relèvent même pas, trop occupés, qui à texter, qui a penser au repas du soir, qui à dormir debout après une journée éreintante.

Page, elle, lui sourit en passant derrière le second guichet pour encaisser Mme Quiboite. Ce n'est pas la première fois qu'elle fait face à un rush en compagnie de Marc, et elle sait qu'il a tendance à devenir très exubérant quand fatigue et stress s'en mêlent.
Page, âgée de 42 ans, a été engagée peu de temps après Marc, alors que la librairie fêtait sa première année d'existence. Malgré les 8 ans qu'elle a passés à Paris, elle ne s'est jamais défaite de son adorable accent british. Ce qui plaît beaucoup à sa patronne, qui trouve qu'elle apporte un petit coté chic à sa librairie. Elle a un fils de 20 ans, une fille de 4 et est nouvellement célibataire. James a prévu de passer le réveillon dans la famille de sa copine, Maëlys est déjà chez son père, et elle est, en fin de compte, plutôt contente de bosser jusqu'à 17 h. Ça lui évite d'avoir trop de temps pour penser à la soirée en solitaire qu'elle va, elle-même, passer.

L'Avent Tuera (calendrier de l'avent 2019)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant