CHAPITRE 35 - PARTIE 2 : "C'est dégueulasse !"

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L'accumulation des disputes et des tensions constantes entre ma mère et moi me détruisait à petit feu. Je voulais paraître forte aux yeux de tous mais mon état ne cessait de se dégrader au fil de ces journées maussades qui n'étaient rythmées que par l'angoisse qu'engendrait la délicate situation familiale. Et même avec tout mon bon état d'esprit et mon espoir pourtant faiblissant, je n'aurais réussi à déjouer les tristes tours qui se dessinaient pour l'avenir, je n'apercevais aucune échappatoire. Le quotidien m'était devenu plus qu'intolérable. Parfois, souvent même, il m'arrivait de vouloir m'enfuir, de vouloir fuguer, de vouloir m'envoler loin de chez moi. Mais pour aller où ? Pour devenir quoi ? Me trouver là, dans cette maison, était une souffrance. Aucun autre mot ne me vient aux lèvres. Je n'arrivais plus à concilier les cours, les responsabilités que me confiait ma mère avec mes deux petites sœurs, les devoirs à la maison, les tensions, ma relation amoureuse, moi-même. J'étais perdue et je souffrais atrocement. Je perdais petit à petit le goût de vivre. Je perdais pied. La surface me semblait bien loin.

Quelque chose vint m'enfoncer un nouveau poignard dans le cœur. Ce second événement dont je me souviens parfaitement vint m'ébranler un peu plus brusquement, comme je l'ai dis précédemment. J'aurais préféré que mon esprit efface pour de bon tous ces souvenirs de ma mémoire tant ils me sont douloureux. Bien au contraire, ils semblent parfois rejaillir de nulle part à mes heures perdues, surgissant du passé et de lointaines pensées que j'imaginais enfouies à tout jamais.
Ce second événement, le voici. Très grande lectrice, j'avais pour habitude de me rendre régulièrement à la bibliothèque pour y emprunter des livres et cela, depuis mon plus jeune âge. Me plonger dans mes lectures me permettait de m'évader dans un monde un peu plus beau, un peu plus juste, un monde que je me créais au fil des univers que je découvrais dans les romans que je parcourais et dans les images que je feuilletais les unes après les autres. Mon esprit était absorbé par la beauté de l'écriture.Un livre, que j'ai recherché pendant très longtemps, me revient tout particulièrement en tête. Son souvenir a laissé une empreinte bien douloureuse en moi. Il s'agit de la bande dessinée qui a inspiré le film "La vie d'Adèle". Elle s'appelle "Le bleu est une couleur chaude". Cette œuvre retrace l'histoire d'une adolescente qui se "cherche". Elle se trouve embarquée dans une première relation avec un garçon, une relation malheureuse car elle se rend finalement compte qu'elle n'est pas attirée par ce corps, comme le film le dit très bien "il lui manque quelque chose", "cette relation n'est pas faite pour elle". Elle décide donc de quitter ce garçon. Chaque jour, elle est hantée par diverses attirances dont elle a peur. Puis, plus tard dans la rue, alors qu'elle rentre du lycée, elle croise une fille aux cheveux courts. Elles se regardent, juste un regard. Un regard qui suffit à faire jaillir des étincelles dans ses yeux. La suite de la bande dessinée raconte donc leur rencontre, le rapprochement qui s'opère entre ces deux filles, ce qu'elles se font découvrir mutuellement, la relation fusionnelle entre leurs deux corps, une délivrance pour Adèle qui réussit finalement à se comprendre et bien d'autres choses.Ainsi, je voulais absolument lire cette histoire sur du papier, la tenir dans mes mains, la redécouvrir autrement que présentée au cinéma. Alors, un jour tout à fait banal, je suis allée l'emprunter à la bibliothèque en prenant soin, avant de rentrer chez moi, de cacher la bande dessinée entre d'autres romans empruntés dans mon sac pour la dissimuler au mieux, juste "au cas où". 

Je l'avais enfin ! Alors, heureuse, j'ai commencé à la lire avec joie et impatience en profitant des moments où ma mère était au rez-de-chaussée. Je gardais la porte de ma chambre ouverte pour entendre le moment où elle monterait les escaliers afin de ne pas être prise au dépourvu et d'avoir le temps de vite cacher le fameux ouvrage et faire semblant d'en lire un autre. Je me souviens encore de cette peine que je ressentais à l'idée de dissimuler mes propres lectures à ma mère, elle à qui je n'avais jamais rien caché, contre laquelle mes secrets perdaient toutes leurs forces et contre laquelle je restais totalement désarmée. Mais si seulement elle s'apercevait que je lisais ce genre d'histoire, que penserait-elle de sa fille ? Bien que je ne désire pas la connaître, la réponse surgit comme un voleur dans la nuit. Non désirée, cette réaction me frappa de plein fouet dans mon élan.

- "Alice ? Tu peux venir mettre la table s'il te plaît ?"

Ma mère venait de m'appeler du rez-de-chaussée. Je m'exécutai sur-le-champ.

- "Oui, j'arrive !"

Aussitôt dit, aussitôt fait. Je fermai immédiatement la bande dessinée et je pris soin de la retirer de mon lit. Où allais-je bien pouvoir la ranger ? La question ne m'occupa pas l'esprit bien longtemps. Pourquoi ma mère viendrait-elle dans ma chambre ? Quelles raisons l'amèneraient à venir ici ? Le bureau irait très bien. Je la déposai donc sous des cahiers à l'abri des regards curieux. C'est alors que la vie décida d'obstruer une nouvelle fois mon chemin. Pourquoi ça ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi ma mère ?

Une fois ma tâche accomplie, une fois de retour dans ma chambre, j'eus une surprise à la fois blessante mais aussi particulièrement angoissante. La bande dessinée que j'avais laissé fermée quelques minutes avant sur mon bureau était à présent grande ouverte sur mon lit. Je m'approchai doucement et lentement de mon lit comme si un danger me menaçait, comme si l'ouvrage représentait le sacrilège que je n'aurais jamais dû commettre. Mille et une questions me traversaient l'esprit. L'avais-je oubliée ici, comme ça, de cette façon ? Ne l'avais-je pas fermée et rangée sur mon bureau ? Il me semblait pourtant que si... Je ne voyais qu'une seule explication. Je refusai pourtant d'admettre cette évidence. Que s'était-il réellement passé pendant que je mettais la table ? Était-il possible que...

C'est alors que ma mère fit irruption dans ma chambre. Je me sentis prise au piège, telle une embuscade, tel un guet-apens. Je me retournai en sursautant. Elle s'approcha de moi avec un regard accusateur et un air qui ne me rassurait guère. La pièce venait de plonger dans une odeur de discorde, de déchirement et de désespoir. Le silence qui y régnait n'eut pas le temps de perdurer. Lui aussi fut foudroyé par la colère de la voix de ma mère.

- "Il est à toi ce livre ?" me questionna-t-elle avec une intonation qui me faisait trembler.

- "Non, je l'ai juste emprunté à la bibliothèque, maman...

- Tu empruntes de drôles de livres à la bibliothèque toi ! Tu as intérêt à vite le ramener là où tu l'as trouvé. Mais regarde-moi ça ! - lança-t-elle en pointant d'un geste nerveux une image du bout de son index. C'est dégueulasse, c'est impur, ça me donne envie de vomir !"

Envie de vomir ? Impur ? Dégueulasse ? Ces mots résonnèrent dans mon esprit durant de longues minutes. Leur écho me parvient encore aujourd'hui, plus de deux ans après. Tandis que ma mère quittait ma chambre dans le même fracas avec lequel elle était entrée, tandis qu'elle me tournait le dos sans se douter de l'impact qu'avaient eu ses paroles sur moi, je restai seule, droite, immobile. Je posai mon regard involontairement sur l'image qu'elle avait pointée du doigt : les deux héroïnes s'embrassaient et s'enlaçaient. C'était donc ça...ce qui lui donnait envie de vomir ? Je lui donnais donc envie de vomir ? Je lui provoquais donc du dégoût ? Était-ce ce qu'elle voulait me dire ? Était-ce ça ? Je tombai plus bas que terre. Je me trouvais dans une impasse, une extrémité pour laquelle je ne distinguais plus aucune issue à présent. Ma mère ne comprendrait jamais ma façon d'aimer, elle n'admettrait jamais ma façon de vivre mon amour. Vivre sans plaire à ma mère m'anéantissait. Il m'était plus pénible que jamais d'affronter chaque jour qui passait. Je préférais mourir que tenter de survivre sans la fierté de ma maman.

C'est de cette façon, accompagnée par ces multiples afflictions et ces multiples souffrances qui avaient guidé mon parcours que l'événement qui allait changer le cours de ma vie se présenta à moi et s'accomplit.

COUPABLE D'ÊTREWhere stories live. Discover now