14 : DÉSILLUSION

1.2K 195 19
                                    

L'AURORE DÉVERSAIT SUR le bitume gris et l'herbe mouillée des couleurs chaudes qui donnaient à Rory le sentiment de s'éveiller d'un cauchemar

Oops! This image does not follow our content guidelines. To continue publishing, please remove it or upload a different image.

L'AURORE DÉVERSAIT SUR le bitume gris et l'herbe mouillée des couleurs chaudes qui donnaient à Rory le sentiment de s'éveiller d'un cauchemar. Lorsqu'Arthur sortit du KINƎTO pour lui apporter un S'more épais comme trois, Rory voulut s'effondrer contre son épaule pour oublier ce qu'Aristote s'était pourtant évertué à lui rappeler. En dépit du mal-être que ces révélations impliquaient, en dépit de cette cruauté sous-jacente qui semblait motiver Aristote – comme de l'essence attiserait un feu. 

— J'ai demandé un surplus de guimauve, fit Arty en lui tendant une assiette cartonnée.

Comme Rory, Arthur était livide. Éteint, mais plus dur qu'un roc abandonné aux caprices écumantes d'une mer déchaînée. Pas une larme, pas un accès de rage. Il n'était qu'habité d'un calme froid, distant. Imperturbable.

— Je croyais que manger ces trucs devant toi, ça te filait la nausée.

Rory voulut saisir l'assiette cartonnée, mais Arthur tendit le bras haut au-dessus de son crâne pour l'en empêcher. Malgré la paire de cernes qui lui dévoraient les yeux, son sourire avait quelque chose de narquois.

— Si t'es pas content, je le gobe entièrement et j'me casse, provoqua-t-il d'un air machiavélique.

Rory fit la moue sans s'insurger, déterminé à l'attendrir, et Arty finit par soupirer. Affectueusement.

— Ce regard malheureux ne marchera pas à tous les coups, prévint-il en se penchant pour poser l'assiette sur ses genoux. Régale-toi.

Les dents de Rory s'entrechoquèrent et vibrèrent lorsqu'il mordit dans son biscuit à la guimauve. Son nez glacé subissait l'assaut d'un vent tranchant qui teintait sa peau laiteuse d'une couleur crevette – notamment ses pommettes et son nez. Samuel adorait voir le vent rougir l'albâtre délicat de son cou, de ses doigts. À cette pensée, Rory sentit son cœur se durcir et se ratatiner.

— Je dois voir Saul, déclara-t-il brusquement.

Arthur n'eut pas à ouvrir la bouche pour exprimer sa désapprobation, une lueur explosive incendiant ses yeux pour aussitôt l'affubler d'un air sombre. La colère luisait comme une flamme dans les profondeurs de son regard cobalt et donnait à Rory le sentiment d'assister à un combat opposant un brasier à une mer déchaînée.

— Rory...

Arthur ferma les yeux. Quand il les rouvrit, sa rage s'était envolée. Ne subsistait plus qu'un profond découragement.

— Tu t'impliques trop dans cette connerie, soupira-t-il en se frottant la nuque.

Rory grimaça comme s'il s'était brûlé.

— Normal, je suis impliqué dans cette connerie. Jusqu'au cou, Arty.

— Cette histoire remonte à presque dix ans !

— Ouais, justement, rétorqua-t-il. Je préfère remuer ce passé merdique maintenant avant qu'il continue à m'éclabousser de partout. Sans contrôle, sans rien.

À ces derniers mots, Arthur partit d'un brusque éclat de rire. Un son dur, cinglant.

— On a aucun putain de contrôle sur la situation, Rory ! On se fait balader d'un point à un autre comme dans une putain de course d'orientation ! Sauf qu'à la fin du chemin, y'a pas d'arbres, de buissons ou de profs.

Arthur fit une pause pour ancrer ses yeux dans ceux de Rory.

— Y'a Aristote, et il se fout ouvertement de notre gueule, acheva-t-il d'une voix qui fit frissonner Rory.

Les mots d'Arthur restèrent suspendus dans l'air telles des cendres au-dessus d'un feu. Les deux garçons soupirèrent, en chœur. Sourirent, à l'unisson. Sanglotèrent, intérieurement.

— C'est pas Saul que tu dois voir, fit Arty en soufflant par le nez.

Son ami haussa un sourcil interrogateur.

— C'est Samuel.

Rory se rembrunit et détourna le regard, la mâchoire crispée à s'en écailler l'émail des dents. Pourtant, il n'était pas stupide : les révélations d'Aristote n'étaient pas sans gravité et savoir Samuel à ses côtés n'était clairement pas pour le rassurer.

— Je sais, répondit-il en se tordant les doigts.

Seulement, Samuel s'était comporté comme un connard irritable. Seulement, leurs rapports actuels se rapprochaient davantage de la brusquerie que de la tendresse. Seulement, Samuel avait enraciné son regard dans le sien pour lui mentir. Ouvertement.

— Je sais, répéta-t-il dans un murmure.

Ils étaient furieux et amoureux, dépassés par des événements oubliés qu'Aris s'amusaient à déterrer. Plus que tout, Rory brûlait d'amour pour Samuel. Jamais il ne l'abandonnerait, pas même si Aristote pointait le canon d'un fusil de chasse contre sa tempe. Mais il se devait d'apporter à cette histoire une conclusion, d'en décortiquer les détails, les enjeux, les conséquences.

— Je l'ai abandonné, souffla Rory.

Arthur fit les gros yeux.

— Qui ? Aris ? Arrête, Rory...

— J'ai fait un choix, l'interrompit-il avec rudesse. Ce jour-là, j'ai fait un choix.

Arty réprima l'envie folle qu'il avait d'agripper les épaules de Rory pour le secouer furieusement.

— T'as fait le choix d'un gamin de dix piges ! s'exclama-t-il.

Plutôt que de s'emporter inutilement pour la cinquantième fois, Arty voulut raisonner Rory – probablement pour la cinquantième fois aussi – et l'incita à croiser son regard pour donner à ses paroles une intensité qui le marquerait davantage.

— Tu remets pas les choses dans leur contexte, Rory. J'étais un enfant. Tu étais un enfant. Aris et Samuel étaient des enfants. Il n'est pas question de choix. Il est question de responsabilités. D'humanité. Saul et Gareth ont merdé dans les deux cas.

À contrecœur, Rory finit par acquiescer et Arthur lui ébouriffa les cheveux.

— Viens, je te raccompagne chez toi, proposa-t-il. On peut attendre Samuel ensemble. Il a cours demain, non ?

Les deux comparses quittèrent le halo lumineux que projetait l'enseigne du KINƎTO pour rejoindre la voiture d'Arthur. Ensemble, ils patientèrent devant Netflix jusqu'au retour de Samuel.

Qui ne réapparut pas ce soir-là.

DARK KINGWhere stories live. Discover now