3 : FATHER

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LE KINƎTO ABRITAIT une arrière-salle faisant office de café-librairie – un endroit si pitoyable que vous n'aviez tendance qu'à croiser votre reflet dans le miroir au-dessus du comptoir, et non pas celui d'un autre ; déjà fallait-il connaître l'exi...

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LE KINƎTO ABRITAIT une arrière-salle faisant office de café-librairie – un endroit si pitoyable que vous n'aviez tendance qu'à croiser votre reflet dans le miroir au-dessus du comptoir, et non pas celui d'un autre ; déjà fallait-il connaître l'existence de cet endroit, qui ne subsistait que grâce aux étudiants fauchés tels que Rory, Arty ou Samuel, et être davantage à la recherche de discrétion que d'un confort brut. Seuls points positifs : les S'more et les radiateurs crépitants de chaleur à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit.

— Je sais pas comment tu fais pour engloutir ce truc, déplora Arty en fronçant le nez. C'est du sucre, sur du sucre, sur du sucre. Ni plus ni moins. Un sandwich au sucre. Tu veux un peu de sucre, sur ton dessert qui n'est globalement que du sucre ?

Levant le nez de son S'more, Rory braqua sur lui une paire d'yeux bleus-gris qui s'efforcèrent d'adopter l'attitude bourrée de flegme qu'il reprochait régulièrement à Samuel.

— T'as fini ? soupira-t-il, puis ses dents s'enfoncèrent dans le biscuit-sandwich dégoulinant d'une guimauve fondante.

Arthur fit mine d'avoir un haut-le-coeur, une main sur l'estomac.

— T'es pas venu ici pour me dégoûter, non ?

Rory haussa négligemment les épaules.

— Je crache jamais sur une occasion pareille.

Les mains d'Arty gesticulèrent vers le ciel d'une manière très théâtrale.

— On croirait entendre Samuel ! s'exclama-t-il en formant une croix avec ses doigts. Démon, il a pris possession de ton esprit !

Avec un clin d'œil grivois, Rory lui adressa un sourire éloquent, comme pour souligner les propos qui allaient suivre.

— Et pas seulement mon esprit.

Arthur bondit presque du fauteuil dans lequel il s'était enfoncé quinze minutes auparavant, offusqué.

— Je veux rien savoir, mec !

Presque aussitôt, le silence et l'embarras les enveloppèrent dans un cocon de soie, jusqu'à ce qu'Arty se décide à le déchirer dans une quinte de toux indécise.

— Aristote est le fils d'un ami de Gareth, déclara-t-il d'une voix anormalement tendue.

Les sourcils de Rory formèrent un accent circonflexe.

— Qui peut être l'ami d'un type pareil ?

Arthur laissa éclater un rire sans joie, aussi sec et perçant qu'un raclement d'ongles sur un tableau noir.

— Beaucoup de gens, Rory. C'est bizarre. Aris se souvient de toi. Enfin, un peu.

Arty fit une courte pause, jaugeant l'expression impassible de son ami.

— De tes yeux, ajouta-t-il enfin. Du jour où vous avez commencé à apprendre le morse, Samuel et toi. Samuel lui apprenait, pendant les longues soirées de beuveries qu'organisaient leurs pères.

Soudain, Rory se souvint. L'image d'un homme dégingandé aux longs cheveux filasses comme les blés et à l'arête du nez comme un bec d'aigle envahit son esprit pour lui donner l'impression d'être observé. Dans le flou de ses souvenirs d'enfant, il aperçut un petit garçon qui geignait accroché à la cuisse de cet homme à l'aura glacé ; sa tignasse agrémentée d'énormes boucles brunes lui brouillant la vue, ses larmes comme des perles irisées, ses yeux comme les rideaux nuageux d'un ciel orageux.

— Gareth me chassait toujours quand ce type arrivait, bredouilla Rory en repoussant les restes de son S'more d'un geste nerveux. Je n'ai jamais parlé à son fils. Je me souviens à peine de lui.

— Eh bien, souffla Arty, c'était Aristote.

— T'as l'air de bien le connaître.

Arthur eut l'air d'avoir avalé de travers.

— C'était mon voisin, avoua-t-il en baissant le regard. Il y a longtemps. Ça n'a plus d'importance, maintenant. Je sais qu'il a contacté Samuel hier, d'où son silence radio.

Cette fois, ce fut à Rory d'avoir l'air estomaqué.

— Détrompe-toi, ça a de l'importance ! Et ça ne justifie en rien son absence. Ça n'explique pas davantage sa tenue ou son épuisement ! Je t'ai demandé qui était Aris, et tu m'as sorti une putain d'énigme, Arthur !

L'entendre prononcer son prénom avec une telle amertume fit à Arty l'effet d'une gifle.

— Ce gars est une putain d'énigme pour tout le monde ! s'écria-t-il en bondissant de sa chaise. Pour moi, ce gars a été une putain d'énigme pendant des années ! J'en ai ma claque, OK ? J'en ai ma claque des malades comme Gareth ou comme son père, j'en ai ma claque de ces mélodrames qui finissent par des enterrements !

La colère avec laquelle il prononça ces mots paralysa Rory – comme s'il cherchait à dissimuler un clou sous une couche de crème. Comme s'il souhaitait l'orienter sur cet accès de rage plutôt que sur ce qu'il cachait.

— J'en ai ma claque. OK, Rory ? haleta Arthur, le regard sombre. J'veux pas être mêlé à ça, et j'veux pas qu'Aris entende parler de moi. C'est clair ?

Son ton polaire et ses poings serrés contre le bois de leur table ne laissèrent d'autres choix à Rory que d'acquiescer. Conscient de son emportement soudain, Arthur s'adoucit légèrement, récupéra sa veste. Se mordit furieusement la lèvre.

— Putain, marmonna-t-il dans un soupir étranglé.

Et il ne prononça pas un mot supplémentaire, se contentant de tourner les talons pour laisser derrière lui une atmosphère vibrante de colère.

DARK KINGOù les histoires vivent. Découvrez maintenant