10 : BOBO

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SAMUEL ET ARISTOTE se toisaient avec leur habituelle méfiance, leurs fesses posées d'un bout à l'autre d'un canapé noir – où somnolait un chat d'une blancheur éclatante, les yeux plissés

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SAMUEL ET ARISTOTE se toisaient avec leur habituelle méfiance, leurs fesses posées d'un bout à l'autre d'un canapé noir – où somnolait un chat d'une blancheur éclatante, les yeux plissés. Ses ronronnements brisaient la monotonie du silence pesant, son pelage immaculé tranchait sur le velours sombre et Samuel finit par craquer, fourrageant ses doigts dans le pelage d'une douceur exquise pour le caresser – il adorait les chats. Et la désinvolture qu'affichait Aris menaçait de le faire imploser, alors autant drainer un peu de réconfort de ce côté-là plutôt que d'imaginer ses mains l'étrangler.

— Tu connais l'expérience de la poupée Bobo ?

Aris avait brisé le silence, enfin – et ça ne fit qu'arracher à Samuel une grimace ennuyée.

— T'es pas obligé de parler, dit-il d'un ton plus tranchant que la lame d'une épée. T'as juste à me dire ce que je dois faire pour régler cette stupide dette, histoire que je me tire d'ici pour oublier ta tronche et tout ce que ça implique.

La bouche d'Aris se tordit d'une moue amusée.

— Nos retrouvailles se passaient très bien jusqu'à ce que tu t'la joues sauveur, ricana-t-il en appuyant sur ces derniers mots d'un air moqueur. T'as besoin que je répète la question ou tu penses pouvoir y répondre sans rendre l'instant plus pénible ?

Samuel se renfrogna, comme s'il avait croqué dans un piment. Puis, après une seconde d'hésitation purement formelle :

— Non, je connais pas.

— Génial ! s'enthousiasma Aris en faisant claquer ses paumes l'une contre l'autre, faisant fuir le chat d'un bond élancé. L'expérience, réalisée par Albert Bandura dans les années soixante, consistait à observer l'impact du comportements d'adultes sur celui d'enfants.

À peine Aristote eut-il prononcé ces mots que Samuel voulut se boucher les oreilles – si possible avec du béton, comprenant d'emblée que l'issue de cette conversation n'allait pas lui plaire. Son interlocuteur rayonnait, réajustant le bonnet qui glissait sur son crâne rasé.

— Le type a sollicité soixante-douze enfants, trente-six filles et trente-six garçons, répartis en trois groupes, expliqua-t-il en saisissant un paquet de tabac, gisant sur la table basse aux côtés d'un programme télé désuet. Mais on va s'intéresser qu'aux deux derniers groupes, OK ?

Patiemment, il attendit que Samuel acquiesce et abandonne son regard sombre pour un sourire forcé.

— Le groupe deux sera exposé à un adulte aux comportements violents et agressifs, continua-t-il en coinçant un filtre entre ses lèvres. Le groupe trois sera exposé à un adulte mignon comme tout. Tu suis ?

— Qu'est-ce que tu veux que je fasse d'autre ? déplora Samuel, n'y tenant plus. Je suis littéralement coincé à un mètre de ta bouche !

Comme s'il attendait ce moment depuis son arrivée, Aristote finit calmement de rouler sa cigarette, fouilla dans la poche intérieure de sa veste kaki et balança entre eux un petit sachet plastifié. Cette opération suffit à paralyser Samuel.

— C'est pas nécessaire, articula-t-il entre ses dents serrés, à s'en briser la mâchoire.

Aris eut un petit sourire cynique.

— T'es sûr ?

— Je t'écoute, OK ? insista Samuel. Je t'écoute.

Et, à contrecœur, il sortit un briquet de sa poche pour allumer la cigarette d'Aristote.

— Donc, reprit ce dernier en inhalant une bouffée de tabac, les enfants du groupe deux sont amenés dans une pièce avec une grande poupée, Bobo, où se trouve un adulte. Après une minute, le mec se met à tabasser la poupée avec un maillet, à l'insulter verbalement. Tandis que dans une pièce à part, le groupe trois observe un adulte qui, après une minute, joue et câline posément Bobo.

Ménageant son effet, Aristote cracha un jet de fumée en direction de Samuel, qui ne broncha pas – l'expression indéchiffrable.

— Plus tard, les chercheurs amènent les enfants dans une pièce différente, avec pas mal de jouets – dont Bobo – et se retirent pour observer leur comportement derrière un miroir sans tain.

Samuel avait envie de lui couper la parole, de lui dire qu'il avait compris, et pas seulement l'issue de cette sordide expérience.

— Comme tu l'as certainement deviné, acheva d'expliquer Aristote, les gamins exposés à l'adulte violent ont massacré Bobo, aussi bien physiquement que verbalement, alors que les autres n'ont pas touché à un cheveux de la poupée, sauf pour la serrer contre eux.

À l'image du chat quelques minutes auparavant, Samuel bondit du canapé pour balancer à Aris son plus méprisant regard.

— Je ne suis pas un enfant, et toi non plus. Je ne suis pas comme lui. Et t'es pas comme Saul, cracha-t-il avec véhémence.

Aristote et Samuel se jaugèrent de longues secondes, à déterminer ou non la nécessité de poursuivre sur cette voie – jusqu'à ce qu'Aris attrape le sachet abandonné sur le canapé pour le faire rouler entre ses doigts.

— J'suis exactement comme mon putain de père, renifla-t-il dédaigneusement. Et j'suis comme ces putains de gosses qui ont imité l'exemple d'un adulte qu'il percevait comme un putain de modèle, Samy. Je me suis retrouvé dans le mauvais groupe, exactement comme toi.

— Mon père était malade.

Aristote ouvrit le sachet, eut un sourire désarmant, un regard terne et effacé.

— Nous le sommes tous, à différents degrés, argua-t-il simplement.

Malgré la colère qu'il lui inspirait, Samuel priait pour qu'Aris n'aille pas plus loin, songeant à l'idée que leurs rapports actuels auraient pu être bons, si leur amitié d'antan ne découlait pas d'une base aussi malsaine.

— En faisant ça, tu décides d'être comme Saul. Et en m'obligeant à regarder, tu décides d'être comme Gareth.

Se délectant du malaise de Samuel, Aris renversa le contenu de son sachet sur un plateau métallique, tira une ultime fois sur sa cigarette entamée puis lui tendit avec une gaieté que son vieil ami espérait feinte.

— À leur santé, dans ce cas ! s'exclama Aristote, goguenard.

Après ce toast morbide, ils ne prononcèrent plus un mot jusqu'à la tombée de la nuit.

DARK KINGWhere stories live. Discover now