Partie d'Isidore - Chapitre 1

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[TW Mort, Suicide]

Nous nous sommes rendus à l'enterrement par politesse. Il n'aurait pas fallu qu'il n'y ait derrière le cercueil de Boygirl que sa mère. Dans notre petit quartier fleuri d'immeubles, tout le monde à sa fenêtre, qu'importe l'étage, l'aurait vu, et des rumeurs acerbes se seraient faufilées sous les portes de chaque maison, auraient rampé furtivement sur l'asphalte, et inondé l'atmosphère. L'endeuillée n'avait pas besoin de ça. Alors, le quartier s'est rendu à l'enterrement par politesse. Pas tout le monde, seulement assez pour faire croire à un cortège. Nous faisions semblant, tous, d'éprouver un peu d'empathie à l'égard de cette femme en noir qui nous guidait. Ils faisaient semblant, tous. J'y arrivais sans me forcer. Si j'étais venu, si j'étais derrière ce cercueil, c'était réellement pour le corps qui y reposait. C'était parce que j'étais triste de sa mort, un peu. Je ne me l'expliquais pas, parce que Boygirl et moi n'avions jamais parlé ensemble. J'étais seulement mélancolique et perturbé par son décès.

Il y avait une quinzaine de personnes pour constituer cette parodie, ce simulacre de cortège. Comme une traînée d'aquarelle, nous nous étendions derrière la mère de Boygirl. Nous lui dessinions une longue ombre en imbibant le sol sous ses pas égarés. J'étais tout à l'arrière, avec quelques élèves de ma classe et du lycée. La culpabilité qui nous écrasait nous empêchait d'aller plus vite. Nous dépassant de peu, des adultes, souvent venus en duos pour ne pas s'ennuyer, chuchotaient en traînant des pieds. Ils s'adaptaient à l'allure de celle qui les précédait.

Cette femme frissonnait comme une petite flamme noire prête à s'éteindre au moindre souffle. Elle tremblait, cachée par des dentelles qui sous les assauts du vent ressemblaient à un essaim d'hirondelles. Elle ne marchait pas, elle projetait dans un geste saccadé son corps en avant. Personne n'osait l'aider. Personne n'osait la toucher de peur de voir son enfant mourir aussi. Cette femme, cette femme était maudite. Dans son désespoir elle ne pouvait l'oublier. Le quartier, lui, n'oubliait pas non plus.

Quand nous avons pénétré le cimetière, elle transpirait la douleur. Devant la tombe de sa fille, ses jambes se sont dérobées sous elle et elle s'est prosternée malencontreusement devant la bouche terreuse et encore vide qui allait avaler Boygirl. Elle a poussé un hurlement terrible qui a envahi nos êtres avant qu'une bourrasque ne le dérobe. Elle est restée prostrée un long moment, très long moment, alors qu'on ensevelissait le cercueil qui contenait Boygirl – j'ai pensé à un écrin. Elle s'est relevée et est partie sans dire un mot, avec toujours sa démarche absurde de souffrance.

Une fois la mère de Boygirl partie, il n'y avait plus de raisons de continuer cette mascarade. Les adultes ont parlé entre eux à voix haute, j'ai échangé quelques mots avec les adolescents présents, puis nous nous sommes séparés. Boygirl avait été enterrée, il y avait eu des gens pour suivre le cercueil, les rumeurs ne suinteraient pas le long du béton.

J'allais sortir du cimetière mais j'ai fait demi-tour. Je me suis assis devant la tombe de Boygirl, dans les graviers déjà creusés par sa mère. Je l'ai regardée. On avait oublié les fleurs, il n'y avait que le marbre nu et immobile pour me faire face. Sous lui gisait Boygirl. C'était étrange à penser. Sous lui, gisait le cadavre de Boygirl.

On nous avait annoncé sa mort la veille. Notre directeur était entré dans la classe et avait fermé nerveusement la porte. Il avait fait taire les bavardages et nous avait regardé droit dans les yeux, tous, un par un. La tension s'était amplifiée. J'avais senti que quelque chose de grave s'était passé. La place de Boygirl, vide depuis une semaine, m'avait fait présager le pire. La voix ridiculement tremblotante et odieusement fausse du cinquantenaire avait vibré dans toute la salle. Boygirl avait été retrouvée morte dans une voiture au fond de la Seine et tout portait à croire qu'elle s'était suicidée. Il avait ensuite posé un silence théâtral, jeté un regard dégoulinant de pitié à notre jeune professeure d'anglais qui était au bord des larmes, puis nous avait demandé de nous rendre à l'enterrement qui avait lieu le lendemain. Quelqu'un avait lancé : « Elle était vraiment dans une voiture ? » et ri, il avait reçu une heure de colle. C'est vrai que c'était amusant, qu'elle soit morte dans une voiture. Tout le monde y avait pensé, tout le monde avait trouvé que c'était une coïncidence un peu cocasse. Boygirl était morte dans une voiture. Ça confortait l'hypothèse du suicide – elle l'avait forcément fait exprès. Boygirl avait toujours été tellement cynique et spectaculaire.

La plupart de mes amis avaient refusé de m'accompagner à l'enterrement. Ils avaient eu peur d'être hypocrites, mais plus encore de la réaction de Valentin. Je m'étais vaguement posé la question, aurais-je le droit à une réflexion ? À plus qu'une réflexion ? Tous les adolescents qui étaient venus se l'étaient aussi demandé. Nous avions bravé la toute-puissance de Valentin et c'était rarement sans conséquence. À genoux devant cette tombe, j'en avais la preuve sous les yeux.

Je ne pouvais pas croire qu'elle se soit suicidée. Boygirl, Boygirl si forte, si fière. Boygirl qui avait survécu, avait choisi de mourir. Boygirl qui arrivait au lycée la tête haute, qui se faisait frapper, et qui repartait de sa démarche assurée. Elle ne pouvait pas être morte, et encore moins à cause de ce que Valentin et d'autres lui faisaient, avaient fait subir. Elle l'avait toujours supporté, elle en avait ri même. Ils s'étaient acharnés sur elle et quiconque autre que Boygirl aurait choisi le suicide, mais pas elle. Je refusais de le croire. Cet orgueil qu'elle avait sur le visage, n'avait jamais été un masque, et dans sa tombe, c'était une certitude, elle le portait encore. Cette indifférence, comme si Valentin et ses amis n'étaient que des insectes à peine nuisibles, elle n'aurait pu la feindre. La voiture dans la Seine, c'était forcément un accident. Sa mort, sa mort était un accident, un rêve.

Sous le marbre immobile dormait Boygirl immobile. Nous étions venus à un enterrement par politesse, c'était peut-être pire qu'en être absent.

BoygirlWhere stories live. Discover now