Télio s'arrêta enfin de parler pour reprendre son souffle. Il avait tout déballé d'une traite. Il inspira, expira, deux, trois et quatre fois, puis éclata en sanglots, ne pouvant plus se retenir plus longtemps. Il enfouit son visage dans ses mains et je restai là, assis devant lui, cherchant quoi dire, même quoi penser. Télio avait bien choisi l'expression ; un cyclone dans le cerveau.

Télio dut pleurer pendant au moins cinq bonnes minutes. Pendant ce temps, j'étais demeuré complètement figé, le regard dans le vide, dont j'avais vaguement conscience que je les avais fixés sur les genoux de Télio, la bouche bêtement entrouverte et la tête penchée de côté.

— J'ai passé ma vie dans un hôpital, parvins-je enfin à dire, la voix étrangement lointaine. Quoi de plus normal que d'avoir passé mon « avant vie » dans un labo ?

Je levai les yeux vers Télio à l'instant où il relevait les siens pour me dévisager. Ils étaient rouges et bouffis, et ses joues striées de larmes.

— C'est pas la même chose, marmonna-t-il en essuyant maladroitement ses pommettes avec ses mains déjà humides. T'as pas eu de chance là-dessus, mais c'est pas pareil. Tu crois pas que, techniquement, on n'est pas humain ? On n'a pas été « conçu » comme n'importe qui, ou n'importe quoi.

— Tu l'as dit toi-même, dis-je en me relevant, essayant tant bien que mal de calmer mon cœur qui battait à mes oreilles. C'est qu'une information inutile. Regarde ; nous sommes humains ! Deux bras, deux jambes — la plupart du temps —, on est aussi intelligent que l'être humain moyen — dans ton cas, c'est moins sûr, mais on va prendre pour acquis que t'as au moins 70 de QI. On sait parler, écrire, construire – est-ce qu'il en faut plus pour être considéré comme étant un être doté de raison ? Et c'est pas suffisant pour toi ?

Télio ne répondit rien, étonné par mon discours. Il continua d'essuyer ses joues, et d'ensuite éponger ses yeux avec la manche de sa combinaison. Puis il laissa retomber ses mains sur les cuisses, puis releva le regard vers moi, arrivant enfin à me montrer un petit sourire.

— J'avais pas vu ça sous cet angle. Sauf que... (son sourire s'évanouit aussitôt) je sais pas si tu l'as déjà compris, mais... le roi... Je veux dire, c'est le vieux qui nous a « créés », mais c'était le roi qui le finançait. C'était pourquoi il avait une clé USB pleine d'info là-dessus. Tu vois, c'était pas juste le projet passetemps d'un scientifique fou ; nous étions censés être des armes pour la guerre. Elle a terminé trop tôt, et du coup, le vieux a voulu se débarrasser de nous ; il a noyé un certain nombre d'entre nous, je sais pas vraiment combien... On était quarante, au départ.

Je sentis mes yeux s'écarquiller à ce nombre. Quarante ?!

— Plus ou moins, dit Télio en remarquant mon trouble. Possiblement moins.

— C'est... énorme, bredouillai-je.

Télio hocha mollement la tête et je m'installai à nouveau au sol. Valait mieux m'assoir avant que je ne tombe...

— La dernière chose que je sais, dit Télio d'un air soulagé, heureux d'être débarrassé de ses infos, est que le vieux, c'est tout de même, techniquement, notre père. Notre ADN provient de son fils, décédé en 2039 au début de la guerre. Et notre mère... on peut sérieusement dire qu'elle est morte cinq ans avant notre naissance. T'es content, maintenant ? Tu sais tout ce que je sais.

Je hochai la tête à mon tour, réfléchissant à tout ce que je venais d'apprendre. C'était peut-être parce que j'avais baigné toute mon existence dans les instruments médicaux de Jeremy que, une expérience de plus ou de moins — j'en avais eu tellement dans mon enfance que je ne pouvais plus me rappeler de la moitié — me faisait ni chaud ni froid. Et c'était pourtant la partie la plus dure à avaler. Je n'avais pas de doute à croire que, si je n'avais jamais été opéré de ma vie, en dehors d'un malheureux incident de karma, j'aurais paniqué, moi aussi. J'aurais pleuré exactement comme Télio. Après tout, on avait les mêmes neurones dans le cerveau.

— C'est tout ce que tu sais ? dis-je en relevant enfin la tête vers Télio.

— Sur ce sujet, t'en sais maintenant tout autant que moi.

— J'ai encore une question, pourtant.

Télio haussa une épaule, comme pour dire « envoi ». Il dégagea une chenille qui lui était tombée sur le bras avant de reporter son attention sur moi.

— Pourquoi j'ai été trouvé dans la grange à cinq ans, à moitié mort de faim ?

— À cinq ans, pour nous, la guerre était finie, on n'avait plus rien à faire là. Le vieux s'est débarrassé de nous et...

Télio s'interrompit, venant tout juste de comprendre le sens de ma question.

— Et pourquoi il ne t'a pas noyé avec les autres ? acheva-t-il. Et moi ? Merde !

Télio sauta en bas de sa branche, pliant les genoux à l'atterrissage. Je me relevai pour lui faire face, tout aussi embêté que lui.

— C'est une bonne remarque, que tu as là, dit-il en secouant le doigt. Je suis sûr, pourtant, c'est pas un coup du vieux. Il était complètement fou, et tout ce qu'il voulait, c'était de se débarrasser de nous en nous noyant. Il ne nous aurait pas laissés dans la grange, juste comme ça.

— C'était le roi ? Il voulait certainement m'avoir dans la ville ; il voulait quelqu'un pour faire les expériences.

— Non, le hasard est trop parfait. Pourquoi faudrait-il que ce soit toi, précisément ? Toi, tu n'aurais jamais pu survivre ailleurs que dans la cité, puisque tu manges que des fruits. Tu serais mort dès le premier hiver. Moi, par exemple, j'aurais pu vivre dans la nature, étant carnivore. Et moi, j'ai été trouvé par les bonnes personnes, au bon moment, et pourtant, c'était exactement au même endroit. Pratiquement au même moment. Et puis pourquoi les gens de ta ville auraient été au-dehors à la recherche de survivant, s'ils n'ont laissé entrer personne de mon village ? Sérieux... t'es le seul qu'ils ont laissé entrer.

Télio et moi nous dévisageâmes dans un silence tendu, attendant que l'autre apporte la réponse. Mais nous n'en avions pas ; nous n'avions pas la moindre idée de qui était derrière tout ça — car il y avait forcément quelqu'un.

— Honnêtement, j'ai le cerveau qui va exploser s'il faut que je me pose encore des questions après tout ce que tu m'as dit. On en reste là pour aujourd'hui ?

— Alors quoi, tu veux qu'on se retrouve demain, et qu'on reprenne l'interrogatoire où on l'a laissé ? pouffa Télio.

— Pas nécessairement. Mais il faudra bien qu'on essaie d'y comprendre quelque chose.

Télio hocha la tête, puis baissa les yeux au sol. J'avais peut-être pensé à la même chose que lui, au même moment, pour me rendre compte de sa nervosité autant que de la mienne ; la réponse à un mystère, qui amène un autre mystère, et un autre, c'était ce qui avait troublé Télio au point d'en finir avec le meurtre du roi.

— Laissons tout ça se tasser un peu, tu veux ? dit enfin Télio en relevant les yeux vers moi. Tu peux être sûr, cette fois, que je ne remettrai jamais plus les pieds dans ta ville.

— C'est une bonne chose. Mais moi non plus, je vais pas revenir... aujourd'hui, précisai-je en remarquant l'étonnement de Télio. Parce que, honnêtement, je vois pas comment je vais faire pour me sortir de cette histoire. Les gardes ont tous vu la scène ; je t'ai laissé filer. Je t'ai même poussé vers la fenêtre ! Et à ce que j'en sais, complice du meurtrier, c'est tout aussi grave que meurtrier.

— Je voulais pas t'entrainer là-dedans, soupira Télio en secouant la tête.

— Ouais, ça va... Et si on marchait ? dis-je en faisant quelque pas, et Télio me suivit aussitôt, se mettant à ma droite. Vraiment, Télio, je suis sûr que tout va bien aller. Les choses vont finir par se tasser. Un nouveau roi sera élu, qui refusera qu'on me prenne pour un cobaye. Qui ne me désignera pas pour responsable de l'assassinat de Floriant...

— Mais pas aujourd'hui, enchaina Télio en passant un bras autour de mes épaules, parce j'ai foutu la merde partout.

Je hochai la tête avec un petit sourire, repoussant son bras de mes épaules. Mais Télio insista, me coinçant le cou dans le creux de son coude. Je me dégageai encore une fois et me mis à courir pour échapper à Télio, qui s'élança à ma suite.

Oui, Télio avait foutu la merde, et pas qu'un peut. Mais pour aujourd'hui, j'avais tout ce que j'avais si longtemps espéré. La liberté. Enfin débarrassé de la cité...

Pour aujourd'hui.

Miö (En Réécriture)Where stories live. Discover now