Épilogue

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          Un cri strident résonna dans le manoir vide. Au rez-de-chaussée, une jeune femme se réveilla en sursaut, et caressa nerveusement son ventre en cherchant à comprendre ce qu'il venait de se passer. « Hector ! » cria-t-elle pour appeler son intendant. Celui-ci apparut dans la minute, fidèle ombre silencieuse.

— Est-ce le petit ?

— Je vais voir, Madame.

— Non. Non, Hector, aidez-moi plutôt à me lever.

Le domestique tendit galamment son bras, et la jeune veuve, enceinte jusqu'au cou, se hissa péniblement sur ses deux jambes.

— Madame, il y a les escaliers, ce n'est pas une bonne idée...

— Mon cher Hector, souffla la Duchesse en s'avançant lentement vers les escaliers en question, cela fait trop semaines que cet enfant est plongé dans son sommeil. Je commençais à désespérer de le voir un jour revenir à la vie ; or, ce que je viens d'entendre me laisse espérer à ce miracle. Ce petit va se réveiller sans la vue, mon ami : je me dois d'être avec lui.

La veuve songeait à son enfant à venir, condamné à grandir avec pour seul amour le sien, dans ce grand manoir vide, et elle pensa que s'il avait été à la place de ce petit, elle avait souhaité que quelqu'un soit là pour lui. De plus, depuis son mariage au vieux Duc de Sewu, elle se sentait si seule; avoir un peu de compagnies lui ferait du bien. Surtout en ces temps de troubles...

Elle avança péniblement dans le couloir, maudissant en silence cette austère bâtisse bien trop grande pour elle. Enfin, quand elle arriva devant la porte de la chambre où reposait l'enfant depuis des semaines, elle posa la main sur la poignée et reprit sa respiration un instant, essoufflée par sa marche.

— Va faire mander le médecin, Hector, souffla-t-elle.

Puis elle ouvrit la porte. Elle s'avança dans la chambre, le plus silencieusement possible, pénétra dans l'obscurité qui y régnait depuis bientôt un mois... Il n'y avait aucun bruit, aucun signe de vie. À croire que seul un mort vivait ici.

La main crispée sur son ventre rond, elle fit quelques pas vers la fenêtre de la chambre, et l'ouvrit. Les rayons de soleil qui pénétrèrent dans l'endroit clos l'éblouirent presque. Il faisait un temps magnifique.

Puis la Duchesse se retourna, et posa ses yeux sur le lit. Le garçon n'avait pas bougé. Terriblement déçue, elle soupira, et s'avança pour effleurer le front de la statue dans un geste maternel.

— Où suis-je?

Le murmure pétrifia la Duchesse, et elle suspendit son geste. Elle dévisagea les pansements qui recouvraient les yeux de l'enfant, et un sourire plein d'espoir se dessina sur son visage.

— Êtes-vous réveillé ? s'exclama-t-elle. Oh, Ciel, j'ai bien cru ne jamais vous revoir en vie... Mon petit, comment vous sentez-vous ?

Un gémissement d'animal lui répondit, et la tête du garçon bougea légèrement.

— Où est ma sœur ? demanda le rescapé après un long silence.

— Elle... Elle a dû retourner au Palais.

— Elle ne m'aurait jamais laissé seul.

— Cela fait un mois que vous ici, mon petit... Croyez-moi, elle aurait souhaité veiller sur vous, mais ses obligations et la situation du royaume étaient préoccupantes. Elle ne pouvait pas se permettre de rester.

Un rayon se soleil glissa doucement sur la peau blafarde du garçon.

— S'il vous plait, retirez-moi ce que vous avez mis sur mes yeux. Je ne vois rien.

La gorge serrée, elle se mordit les lèvres. Il fallait lui dire. Il le fallait, mais...

— Vous êtes gravement blessé, murmura la Duchesse.

— Je ne bougerai pas. Je veux juste voir, je vous prie.

Avec la fatalité d'un condamné montant à l'échafaud, elle dénoua les pansements. Ses gestes étaient lourds et lents, sachant combien grave était le moment. Elle revit alors cet instant, où elle l'avait vu pour la première fois, petit être à la peau rougeâtre et détruite. Elle s'était demandé par quel miracle cet enfant respirait encore. Pouvait-on jamais se remettre d'une telle tragédie?

Elle retira lentement le bandage, et s'écarta, la main sur la bouche et les yeux humides. Avec une plainte sourde de douleur, le garçon ouvrit les yeux. Aussitôt, ses pupilles livides tentèrent de se fixer à quelque chose, mais il n'y avait rien, absolument rien, aucune ombre. Seule une éblouissante lumière blanche tentait de se frayer un passage jusqu'à lui, mais même cet éclat était douloureux. Terrifié, Havin se mit à bégayer, et demanda à cette inconnue qui lui parlait ce qu'il se passait, pourquoi il ne voyait rien, pourquoi soudain, la vie semblait avoir disparu. En larmes, incapable de rester insensible face à ce terrible spectacle, la Duchesse ne put lui répondre. Le feu avait fait peu de dégâts sur l'ensemble du corps du garçon : sur ses bras et ses jambes ne courraient que quelques blessures superficielles ; mais la partie supérieure de son visage était brûlée un peu plus sévèrement. La peau était rouge, bien que moins qu'il y avait un mois, mais l'on devinait que des traces de brûlures parcoureraient toujours une partie de sa face, même lorsque les blessures auront cicatrisé. Quant à ses yeux, ils semblaient avoir fondu... On distinguait à peine l'iris sombre derrière le voile blanc qui les recouvrait à présent.

Des larmes froides coulèrent sur le visage brûlé d'Havin. Il se tut, comprends enfin la réalité. Silencieux, il tâta le lit et se releva péniblement, malgré les protestations de la Duchesse. Posant ses pieds nus à terre, il tenta de se mettre debout, avant de perdre l'équilibre ; mais il se releva encore, incapable de se résigner à sa fatalité. Un pas après l'autre, il avança dans le vide, attiré par cette lumière blanche. On aurait dit le paradis qui l'appelait.

Puis il tendit les mains, et frôla alors la balustrade. Il enserra avec désespoir cet objet qui était son seul repère, et fit un dernier pas. L'odeur de la forêt se glissa sous son nez, et il respira profondément, réalisant alors qu'il était en vie, malgré tout.

— Maman, es-tu bien arrivée? murmura-t-il aux oiseaux qui chantaient dans le ciel. Tu me manques. Le paysage a l'air si beau... Mais je ne vois rien. Je ne vois plus.

Ses yeux morts étaient baignés de larmes. La lumière du jour était si douloureuse... Lentement, il leva une main tremblante et abaissa doucement ses paupières.

À cet instant même, loin à l'horizon, résonna un terrible bruit qui fit s'envoler les oiseaux. Un immense cri humain.

L'avenir s'annonçait sombre.

WE ~ Tome IIWhere stories live. Discover now